Ce qui divise la France en deux camps, ce n’est pas la forme du gouvernement, c’est le principe de l’autorité.
Nous sommes en présence de deux doctrines : celle de l’Église : « Tout pouvoir vient de Dieu », et celle de la Révolution : « Tout pouvoir vient du peuple. »
L’une et l’autre peuvent s’adapter aux différentes formes du pouvoir politique. La première a trouvé son application dans les républiques de Venise, de Gênes et des cantons Suisses, comme dans la monarchie française. La seconde a dominé les monarchies constitutionnelles, comme les trois républiques qui se sont succédées, en France, depuis la Révolution.
Tout n’est donc pas dit quand on s’est proclamé républicain ou monarchiste; mieux vaudrait dire si l’on est partisan ou adversaire de la souveraineté du peuple.
Pourquoi, en pratique, la division se manifeste-t-elle plutôt sur la forme que sur le principe de l’autorité? Est-ce pure équivoque et malentendu? Non.
C’est que, en réalité, si toutes les formes politiques sont conciliables avec l’une et l’autre doctrine, il en est cependant qui répondent plus complètement à l’une ou à l’autre.
La philosophie enseigne que la monarchie est la meilleure forme de gouvernement et si l’Église devait se prononcer un jour sur la question de principe, sans proscrire aucune forme régulière, c’est en ce sens qu’elle le ferait.
Nous savons, d’autre part, que les partisans de la souveraineté du peuple, préfèrent la république à la monarchie, même constitutionnelle, et l’établissent ou tendent à l’établir partout.
Il est donc naturel qu’en France, pays de la logique et des conséquences extrêmes, la lutte des deux principes se manifeste par la lutte des formes politiques qui en sont, chacune pour sa part, la plus parfaite expression.
Avant tout, il faut poser nettement la question, telle qu’elle s'agite dans les esprits, afin d’avoir une pierre de touche qui permette aux vrais enfants de l’Eglise de se reconnaître, et qui fasse l’union, en séparant le bon grain d’avec l’ivraie.
Si les catholiques sont divisés, c’est parce qu’ils ne sont pas assez séparés de leurs ennemis.
Plusieurs se laissent prendre aux apparences et aux formules ; il faut mettre en lumière et en évidence l’objet fondamental du débat et montrer où est l’ennemi, si vraiment on veut le vaincre.
Le dogme révolutionnaire de la souveraineté du peuple ; voilà l’ennemi !
Tant que cette erreur dominera les esprits, il n’y aura pas, dans le monde, un seul gouvernement qui puisse rester chrétien.
La monarchie chrétienne sera impossible, faute d’un peuple qui sache obéir, et d’un roi qui ose commander.
La république chrétienne sera plus impossible encore, parce qu’il est insensé d’établir un gouvernement populaire, là ou le peuple ne connaît pas de limites à sa souveraineté.
Il faut donc que tous les efforts de l’Eglise et des catholiques tendent à ce but : proclamer la déchéance de l’homme qui a usurpé, dans la société, la place de Dieu !
L’Eglise, un jour, le fera.
Elle frappera d’anathème, le dogme fondamental de la Révolution.
« Si quelqu’un dit que la souveraineté ne vient pas de Dieu, mais du peuple et réside essentiellement dans la nation, qu’il soit anathème. »
Ce sera le jour du triomphe !
Mais, en attendant, nous catholiques, parlons, et proclamons hautement, en face de la bête révolutionnaire, ivre du sang des âmes qu’elle dévore, la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ, source unique et seul maître de toute souveraineté.
C’est là, je le reconnais, un programme qui serait peu goûté des électeurs, et voilà le souci qui a rendu insuffisants et inefficaces les programmes rédigés jusqu’ici par les catholiques.
Mais le programme du parti catholique, ne doit pas être un programme électoral.
L’Eglise ne peut pas établir le peuple juge de ses différends avec l’Etat.
Si nous soumettons ses droits et ses immunités au verdict du peuple souverain, nous sommes bien coupables.
Prenons part aux luttes politiques pour instruire et non pour séduire.
Apprenons au peuple que s’il veut de bons gouvernants, il faut qu’il consente à avoir des maîtres.
Rappelons-lui qu’il détient contre le bon sens et la justice, les droits incessibles du pouvoir souverain, et, si nous descendons dans l’arène politique, que ce ne soit pas pour lui dire l’Ave Caesar des gladiateurs, mais le Credo des martyrs.
Notre premier soin, dans ce travail, sera d’étudier la doctrine catholique sur la nature, l’origine et la fin de la société, ainsi que sur l'origine et la meilleure forme du pouvoir social et du gouvernement.
Nous examinerons ensuite, les principes essentiels de la doctrine révolutionnaire et les institutions politiques les plus conformes à l’application de ces doctrines.
Nous ferons, à la lumière de l’enseignement catholique, la critique du régime politique de la Révolution, et nous montrerons ce qu’il contient d’incompatible avec la doctrine et l’existence même de l’Eglise.
Enfin, nous nous efforcerons de tirer quelques conclusions de ce travail : conclusions théoriques pour la doctrine, conclusions pratiques pour l’action.
Nous avons inséré, à la suite de cette étude, une correspondance déjà publiée dans la Gazette de France, où nous avons réfuté les fausses interprétations données par le R. P. Vincent Maumus, à la doctrine de saint Thomas d’Aquin et de Suarez.
Il nous a semblé également, que la publication du Syllabus ne serait pas sans utilité pour les catholiques militants. Cet immortel document, reste le signe de contradiction auquel se reconnaissent les vrais serviteurs de l’Église. Il est, à notre avis, trop oublié. Nous en avons donné la traduction française, afin d’en vulgariser d’avantage les enseignements.
Beaucoup de lecteurs jugeront, peut-être, ces pages inopportunes, peu nous importe, s’ils reconnaissent qu’elles sont vraies.
DOCTRINE DES THÉOLOGIENS SUR L’ORIGINE DE LA SOCIÉTÉ ET DU POUVOIR CIVIL
CHAPITRE PREMIER
Quelle est l’origine de la société civile?
Avant de répondre à cette question, il est nécessaire d’en bien préciser le sens, car l’origine de la société peut être considérée au point de vue de l’histoire ou au point de vue de la doctrine.
C’est à la philosophie chrétienne, que nous demanderons d’abord de nous répondre et de nous dire pour quelles raisons il est nécessaire à l’homme de vivre en société.
L’homme, dit Saint-Thomas d’Aquin (De regimine Principum, lib. I, cap. I.), ne peut se suffire à lui seul.
Comment un individu isolé pourrait-il se procurer tout ce qui est nécessaire à sa nourriture? Comment se préparerait-il des vêtements, des remèdes, un abri? Comment fabriquerait-il, en même temps, ses instruments de travail?
Restant seul, il ne pourrait faire de son temps et de ses forces une part suffisante pour accorder à l’étude, au travail manuel et aux soins de sa nourriture ce qui est nécessaire, cependant, pour qu’un homme arrive au complet développement de ses forces physiques et de ses facultés morales.
Il est vrai que les philosophes du XVIIIe siècle ont prétendu que cet état d’ignorance et d’isolement était l'état naturel de l’homme ; mais, par une contradiction singulière, ils avouaient que si l’humanité n’était sortie de cet état de nature, pour se constituer en sociétés, elle eût infailliblement péri.
Singulier état de nature , assurément, qui eût mené la nature humaine à sa destruction !
Cet aveu seul peut suffire à prouver la vérité de la thèse catholique : car l' état naturel d’une créature doit être favorable à sa conservation et au perfectionnement de ses facultés.
Or, cet état, qui favorise la conservation et l’amélioration de l’espèce humaine, c’est l’état social.
Le véritable état de nature est donc celui de l’homme vivant en société avec ses semblables.
Mais il y a plusieurs sortes de sociétés parmi les hommes.
La première, la plus naturelle, la plus nécessaire de toutes, c’est la famille, qui fournit à l’homme les premiers secours, et les plus indispensables, à la conservation et au bien-être de la vie.
C’est elle qui, par le mariage, assure la multiplication du genre humain sur la terre ; c’est elle qui procure à l’enfance les soins multiples qu’exigent la délicatesse de son corps et l’ignorance de son esprit ; c’est elle qui donne les affections pures et fidèles.
Mais elle n’est pas la seule société nécessaire. Ce que nous avons dit de l’individu isolé peut, à proportion, s’appliquer à la famille, si elle ne trouve dans une société plus étendue et plus forte le complément dont elle a besoin.
Elle aussi ne peut se suffire entièrement à elle-même.
Pourra-t-elle, par ses seules ressources, exercer les industries multiples que suppose un degré convenable d’aisance et de bien-être dans le vêtement, la nourriture et l’habitation? Ses membres pourront-ils, à eux seuls, acquérir les connaissances nombreuses et difficiles que suppose l’exercice convenable de ces différentes industries? Pourront-ils se livrer à l’étude des sciences, dans la mesure où elles sont nécessaires au développement normal de l’intelligence? Enfin seront-ils en mesure de résister à leurs ennemis et de se faire justice eux-mêmes, sans blesser les droits d’autrui?
Une famille isolée, placée en dehors de toute société, et n’ayant rien, qu’elle ne doive tirer de ses propres ressources, sera nécessairement dans une grande indigence des biens dont l’homme a besoin pour le développement de ses facultés.
Ainsi, les familles sont amenées par la nécessité à s’unir en une société plus parfaite, comme les individus sont poussés par une nécessité encore plus impérieuse à se grouper autour d’un foyer.
Cette société, appelée à suppléer à l’insuffisance de la société domestique et à assurer, en même temps, sa conservation et sa prospérité, dans l’ordre public, est désignée communément par les auteurs sous le nom de société civile ou société politique; son origine, sa raison d’être, c’est la loi naturelle elle-même, c’est-à-dire Dieu, qui en est la règle et l’auteur.
C’est Dieu qui a fait l’homme, tel qu’il ne puisse vivre sans l’institution de la famille; c’est donc Dieu qui est l’auteur de la famille. C’est Dieu, auteur de la famille, qui a fait cette société première insuffisante par elle-même, en sorte que les familles aient une tendance naturelle à s’unir pour former la société civile ; Dieu est donc l’auteur de la société civile.
Ainsi, la cause première de la société civile, c’est Dieu; sa cause prochaine, c’est la nature de l’homme, sa cause immédiate, c’est la nature de la famille.
Telle est, en quelques mots, la réponse de la philosophie catholique à notre question : Quelle est l'origine de la société civile? (Taparelli ; Essai théorique de Droit naturel; cardinal Zigliara : Philosophia moralis; Mgr Cavagnis : Notions de droit public naturel et ecclésiastique)
Interrogeons maintenant l’histoire. Il ne s’agit pas ici de remonter à l’origine de chaque société civile, de chaque nation, mais seulement à l’origine de la première société, de celle avant laquelle il n’existait que des familles.
L’histoire des origines de notre race est tout entière contenue dans les premiers chapitres de la Genèse; les faits qu’elle rapporte sont attestés par l’autorité même de Dieu : il n’y en a donc pas qui puissent présenter un plus grand caractère de certitude.
Nous trouvons, dans ces faits, une confirmation éclatante de la doctrine formulée plus haut.
Au commencement, Dieu crée un seul homme, mais il ajoute bientôt : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul (Genèse : Chap. II, v. 18) ». Il lui donne une compagne, « adjutorium simile sibi (Genèse : Chap. II, v. 18.) », et la famille est fondée.
L’homme pécha, avant que la famille eût pu donner naissance à une autre société; faut-il en conclure que la société civile n’aurait pas existé si Adam eût persévéré dans l’état d’innocence?
Ce serait trop se hâter de résoudre une question sur laquelle de grands théologiens ont des opinions contraires et qui, d’ailleurs, est indifférente.
En tout cas, il est de fait que la société civile, supposant la pluralité des familles, n’a pu se former et ne s’est formée, en réalité, qu’après une certaine propagation du genre humain sur la terre.
Toutefois, la formation de la société fut contemporaine des premiers hommes. La Genèse fait, pour la première fois, mention de la fondation d’une ville, après le meurtre d’Abel par son frère (Genèse : Chap. IV, V. 17.).
Caïn ne fut pas le seul fils d’Adam qui donnât naissance à une cité, et, avant la fin de sa longue carrière, le père de tous les hommes put voir des villes nombreuses et florissantes sortir de cette terre que Dieu lui avait donnée pour être fécondée par son travail.
Le fait primordial qui a déterminé la formation des anciennes sociétés politiques, c’est l’extension et la multiplication des familles issues d’une même souche, lui restant unies d’abord par des liens purement domestiques, puis, peu à peu, par des relations d’un caractère public et juridique.
Ensuite, la conquête, les traités ou le libre consentement de plusieurs, ont servi de point de départ à la formation d’un grand nombre d’États ; mais la communauté d’origine reste le fait naturel qui donne naissance aux cités. C’est ce que Cicéron exprimait ainsi : « Prima societas in ipso conjugio est, proxima in liberis, deinde una domus, communia omnia. Id autem est principium urbis et quasi seminarium reipublicæ. » (De Officiis).
Ainsi, la philosophie et l’histoire s’accordent pour affirmer que la société est voulue et exigée par la nature, et que les théories du Contrat social ne sont pas moins en contradiction avec les faits qu’avec la raison.
Dans l’Encyclique « Immortale Dei » le Souverain Pontife a résumé la doctrine catholique : « L’homme, dit-il, est né pour vivre en société, car ne pouvant dans l’isolement ni se procurer ce qui est utile et nécessaire à la vie, ni acquérir la perfection de l’esprit et du cœur; la Providence l’a fait pour s’unir à ses semblables en une société tant domestique que civile, seule capable de fournir ce qu’il faut à la perfection de l’existence. » Déjà, dans l’Encyclique « Diuturnum illud », le Pape avait dit plus brièvement encore et avec plus de force : « Magnus est error non videre, id quod manifestum est, homines, quum non sint solivagum genus, citra liberam ipsorum voluntatem ad naturalem communitatem esse natos »; et, parlant du Contrat social, il ajoutait : « Ac præterea, pactum quod prœdicant, est aperte commentitium et fictum. »
L’enseignement de l’Église est donc très nettement formulé sur ce point, et les catholiques ne peuvent hésiter à le suivre.
CHAPITRE II
Quelle est la nature et la fin de la société civile ou politique?
1°Nature de la société civile.
La société civile est une société naturelle, nécessaire, parfaite et organique. Elle est naturelle, ce qui ne veut pas seulement dire qu’elle est conforme à la nature de l’homme et que les principes de la raison naturelle suffisent, par eux-mêmes, à sa constitution et à son fonctionnement ; cela implique encore que ses lois fondamentales, sa constitution essentielle, sont dictées et imposées par la nature et qu’il n’est pas loisible à l’homme d’en méconnaître les principes et d’en violer les prescriptions.
De même que, pour la société domestique, l’unité et l’indissolubilité du lien conjugal sont imposées aux hommes par une volonté supérieure, de même, pour la société civile, il est des lois qui s’imposent au législateur lui-même, qu’il n’a pas le pouvoir d’enfreindre, mais qu’il a le devoir de reconnaître et de sanctionner.
Tous les droits et tous les devoirs, même dans l’ordre civil, ne dérivent donc pas de la loi humaine; l’État n’en est pas l’auteur et la source ; mais il est des droits imprescriptibles dont il a le devoir de se faire le protecteur et le gardien. C’est pourquoi, la proposition suivante a été condamnée dans le Syllabus :
39.L'État, comme étant l'origine et la source de tous les droits, jouit d'un droit qui n'est circonscrit par aucune limite.
La société civile est, en second lieu, une société nécessaire, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement conforme et proportionnée à la nature de l’homme, mais que cette même nature exige qu’une telle société existe.
Ce qui a été dit précédemment sur l'origine de la société civile peut servir à prouver cette nécessité et à en expliquer la nature.
L’existence de la société civile est nécessaire au complet et parfait développement de l'espèce humaine; elle n’est pas rigoureusement et directement exigée pour la conservation de chaque individu et de chaque famille considérée séparément.
Nous verrons combien cette remarque est importante quand nous traiterons du but de la société.
La société civile est encore une société parfaite. On désigne, dans l’Ecole, sous le nom de société parfaite ou complète celle qui possède, par elle-même, tous les moyens d'atteindre son but, en sorte qu'elle n'est pas destinée à trouver dans une société supérieure son complément et sa perfection. C’est ce que le Souverain Pontife a plus brièvement exprimé dans l’encyclique Immortale Dei, en rappelant que l’Église est une société parfaite; Elle possède, en soi et par elle-même, toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action.
La société civile répond bien à cette définition de la société parfaite; elle possède tous les moyens naturels de procurer à l’homme la félicité de cette vie, puisqu’elle supplée, en cela, tout ce qui manque à la société domestique; et elle n’est pas destinée à faire partie d’une société supérieure de même ordre, puisque nous ne voyons pas, dans l’ordre naturel, de société à laquelle elle puisse être subordonnée.
Ainsi, la société civile est justement considérée comme une société parfaite, et le pouvoir suprême lui appartient dans les choses purement temporelles.
C’est encore l’enseignement du Saint-Père, dans la même encyclique ; parlant des deux sociétés, l’Église et l’État, il dit : Chacune d'elles, en son genre, est souveraine.
Enfin, la société civile est une société organique, c’est-à-dire qu’à l’exemple des corps vivants dont les membres ne sont pas animés d’un mouvement purement mécanique, mais jouissent chacun d’une vie propre, bien que dépendante de la vie du corps tout entier, la société civile se compose d’organes dont la vie et la constitution sont distinctes de la sienne, tout en lui restant subordonnés. Ces organes vitaux de la société civile, ce sont ses membres, c’est-à-dire les familles, les communes, les provinces : car la société civile ne se compose pas d’individus, elle se compose de sociétés moindres, antérieures à elle par leur nature, plus strictement nécessaires et plus directement instituées de Dieu. Ces sociétés ont leurs droits et leur constitution propres, que la société civile n’a pas le droit d’altérer ou de méconnaître, mais qu’elle a le devoir de sauvegarder.
La société civile n’est donc pas une collection d’individus égaux, mais une hiérarchie de sociétés subordonnées, auxquelles les individus peuvent appartenir à différents titres et dans lesquelles ils exercent des magistratures et des fonctions en rapport avec leur condition.
La constitution des sociétés modernes est loin de présenter ce caractère ; c’est là son tort et son malheur. Fondée pour l’individu, ne connaissant d’autres droits que les droits individuels et les droits de l’État, cette constitution sociale est fatalement conduite à osciller entre le libéralisme et le socialisme, pour tomber enfin dans une complète dissolution,
Toute définition de la société civile qui ne la présente pas comme un corps moral naturel, nécessaire, complet et hiérarchiquement organisé, doit donc être rejetée.
Mais il n’est pas possible de connaître la véritable nature et les caractères essentiels de la société civile, si l’on n’en précise nettement le but, la fin.
Il résulte de la constitution organique de la société civile que sa fin propre et immédiate ne peut être ni le bien individuel de chaque homme, ni le bien privé de chaque famille, mais le bien commun des familles et des autres associations qui lui sont subordonnées.
Ce bien commun est un bien temporel : car le bien spirituel est la fin propre de l’Église, et on ne saurait l’assigner pour but immédiat à la société civile, sans amener entre les deux pouvoirs une inévitable et funeste confusion; c’est, de plus, un bien extérieur : car le bien intérieur, même temporel, de chaque homme est d’ordre individuel et privé, nullement d’ordre social ; enfin, ce bien temporel que doit procurer l’union des familles en une société parfaite consiste dans l'ordre et la prospérité publiques.
Cet ordre et cette prospérité ne sauraient être limités aux seules conditions matérielles de la vie, et doivent s’étendre à l’ordre moral tout entier; en effet, le bonheur de l’homme, même en cette vie, ne consiste pas uniquement, ni même principalement, dans la satisfaction des exigences du corps; il dépend surtout des dispositions intellectuelles et morales de l’âme; la société civile ne serait donc pas une société naturelle et parfaite dans son ordre, ni même une société vraiment humaine, si elle ne tendait à procurer la félicité temporelle conformément à la nature de l’homme dans ce qu’il y a en elle de plus élevé et de proprement humain. La société doit donc pourvoir, par des moyens proportionnés à sa nature, au perfectionnement intellectuel et moral de l’homme.
Si nous voulons embrasser dans une même définition toute l’étendue de la fin de la société civile, nous dirons donc : La société civile a pour but le bien commun temporel de l’homme tout entier, en tant que ce bien peut être obtenu par les actions extérieures (Mgr Gavagnis : Notions de Droit public naturel et ecclésiastique.).
Ainsi, c’est donner une définition incomplète et tronquée du but de la société, que de lui assigner la protection des droits et de la liberté de chacun, ou le maintien de la paix et de la sécurité publiques; elle doit tendre à procurer le bien temporel de l’homme dans toute sa plénitude et son extension, mais seulement dans l’ordre public et en dehors de la sphère d’action des individus, des familles ou des associations. Ainsi, le rôle de la société est très étendu : il atteint tout ce qui intéresse le bonheur et le perfectionnement de l’homme en cette vie, mais les limites en sont très nettement définies, puisque sa raison d’être et sa mission cessent là où commencent celles de la famille et des autres organes du corps social.
Cette conception de la fin de la société civile permet seule de rester à égale distance entre les deux écueils les plus redoutables en ces matières : le libéralisme et le socialisme.
Il n’est pas possible de concevoir une société humaine sans une autorité visible qui la gouverne. En effet, pour former un corps social, la multitude des hommes ne doit pas seulement être unie par la connaissance et le désir d’un bien commun, mais cette union doit se traduire en un ordre universel et constant dans le choix des moyens, la répartition des charges et la distribution des offices, en sorte que le bien général soit convenablement et efficacement procuré.
Or, la difficulté de connaître, en pratique, ce qui est profitable actuellement et dans telles circonstances, au bien commun ; la diversité des intérêts et des aptitudes, rendent les particuliers incapables de pourvoir, spontanément et par eux seuls, à ce que la société atteigne le but pour lequel elle est instituée : il faut donc une force, un principe actif, qui empêche la multitude de se diviser et de se dissoudre et la ramène constamment à l’unité (Saint Thomas : De regimine Principum, lib. I, cap. I). II ne s’agit pas ici d’unité mécanique, ce serait la négation de toute société, mais d’une unité morale et organique, dont le principe conserve la vie dans chaque partie du corps et, en même temps, coordonne et dirige chacune, suivant sa nature, pour la faire servir au bien de l’ensemble.
En un mot, il faut quelqu’un dont le bien commun soit précisément le bien propre et qui puisse le représenter et le défendre dans le conflit des intérêts privés.
Telle est la raison d’être du pouvoir social.
2°Sa nature.
L’union des hommes en société étant une union morale, le pouvoir social, pour atteindre son but, doit avoir la puissance de lier moralement, c’est-à-dire, d’imposer une obligation à la volonté humaine, de restreindre l’usage légitime de sa liberté, d’exiger l’obéissance : la force du pouvoir social consiste donc en un droit; la contrainte physique n’est pas le lien qui retient les hommes en société, elle n’est une force sociale que si elle est mise au service du droit.
Ce droit d’imposer une obligation à la volonté de l’homme constitue l'autorité. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’autorité qui ne vienne de Dieu; car nul, par soi-même, n’a le pouvoir de lier la volonté d’autrui : Dieu seul possède essentiellement ce droit, Dieu seul peut le communiquer aux hommes.
Ceci est applicable à toute société, sans exception.
Quant à la société civile, en particulier, l’autorité y est d’autant plus nécessaire que sa fin est complexe et embrasse l’ordre temporel tout entier; la multitude de ses membres est considérable, leurs conditions diffèrent, leurs intérêts privés sont souvent opposés (Saint Thomas : De regimine Principum, lib. I, cap. I). Pour cette société, l’autorité consiste dans le droit d’exiger de ses membres l’obéissance au pouvoir social, en tout ce qui est nécessaire pour que le bien commun soit obtenu, sans nuire aux intérêts d’un ordre plus élevé, Enfin, l’autorité civile, comme toute autre, vient de Dieu.
Ceci est un dogme de foi ; c’est l’enseignement formel de l’Eglise, contenu très clairement dans la sainte Ecriture (Epître de saint Paul aux Romains (chap. XIII, v. 1 et 2) : « Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit, non enim est potestas nisi a Deo, quæ autem sunt a Deo ordinata sunt. Itaque, qui resistit potestati, Dei ordinationi resistit. » Dans l’encyclique Diuturnum, le Pape affirme la doctrine de l’Eglise : « Ceterum, ad politicum imperium quod attinet, illud a Deo proficisci recte docet Ecclesia, id enim ipsa reperit sacris litteris et monumentis christianæ vetustatis aperte testatum neque præterea ulla potest doctrina cogitari quæ sit magis aut rationi conveniens, aut principum et populorum saluti consentanea. ») ; on ne pourrait rejeter cette doctrine sans tomber dans l’hérésie. Ce n’est ni une partie, ni l’ensemble de la société qui est la source et le principe de l’autorité civile; l’article 6 de la Déclaration des droits de l'homme est donc en opposition directe avec la foi.
3°Origine du Pouvoir civil.
Comment Dieu communique-t-il l’autorité à la société civile?
Gallicans et anglicans se sont accordés à dire que l'autorité royale était d’origine divine directe, immédiate, et sans participation aucune de la volonté de l’homme. Cette doctrine avait pour but de mettre le pouvoir civil de pair, en quelque sorte, avec le pouvoir ecclésiastique ; le souverain temporel ne tenant pas son autorité moins directement de Dieu que le Pape, pouvait prétendre s’affranchir de la puissance du Vicaire de Jésus-Christ. Aussi, les théologiens contemporains, toutes les fois qu’ils traitèrent de l'origine du pouvoir civil, s’appliquèrent-ils à démontrer qu’à la naissance des sociétés, un fait historique provenant des circonstances ou de la volonté des hommes, avait déterminé la forme du pouvoir et le sujet de l’autorité.
L’erreur moderne de la souveraineté du peuple a conduit les théologiens et les philosophes catholiques de notre temps à insister, au contraire, sur l’origine divine de l’autorité civile; mais, en réalité, il n’y a pas deux doctrines, il y a seulement deux manières de défendre une même vérité.
L’enseignement commun des docteurs est que les hommes, poussés par le besoin de leur nature, se réunissent en société; leur volonté subit, d’ordinaire, l’influence des traditions, des circonstances de lieux, de temps et de personnes, voire même l’action de la contrainte, et se détermine ainsi à adopter telle forme de gouvernement et à reconnaître tel sujet pour dépositaire de l’autorité sociale; mais la puissance de l’homme ne saurait aller au-delà, il détermine la forme du pouvoir et le sujet qui doit l’exercer, il ne crée pas l’autorité.
Cette doctrine, plus nettement affirmée par les théologiens modernes, se retrouve néanmoins, tout entière chez leurs ancêtres de l’École (Parmi les théologiens modernes, il suffit de citer Taparelli, Liberatore, le cardinal Zigliara, Mgr Cavagnis, le R.P. Ferretti. Ils expliquent et complètent la doctrine enseignée par Suarez, Bellarmin et tous les scolastiques.).
Les théologiens emploient pour l’expliquer, une comparaison très juste : l’autorité est à la société ce que l’âme est à l’homme; c’est elle qui lui donne l’être et la vie. L’autorité vient immédiatement de Dieu, comme l’âme est le terme d’une action créatrice de la toute puissance divine ; mais, de même que Dieu crée l’âme humaine, au moment où le corps est parvenu à un état de formation qui le rend susceptible d’être uni à elle, de même il confère l’autorité à la société civile, au moment où celle-ci est suffisamment constituée pour présenter un sujet capable de la recevoir et d’en exercer les attributions. L’autorité ne vient donc pas toujours du peuple et ne réside pas essentiellement en lui; ceux qui la détiennent ne sont ni ses mandataires, ni ses représentants; mais elle n’est pas non plus directement instituée de Dieu quant à sa forme concrète et son existence dans une personne ou une catégorie déterminée de citoyens. Dieu seul a créé notre âme, mais il ne nous a pas donné la vie sans le concours de nos parents; ainsi en est-il, en proportion, du pouvoir civil.
Nous touchons ici à la partie la plus délicate de notre sujet et son extrême importance nous oblige à donner, avec plus de détails, la doctrine des théologiens sur cette question.
Nous nous attacherons principalement à exposer la théorie de Suarez sur l’origine du pouvoir civil; d’abord parce que cet illustre théologien est l'interprète fidèle des enseignements de l’Ecole; ensuite, parce que son opinion est ordinairement travestie et présentée de la manière la plus inexacte et la plus contraire aux principes dont il est le défenseur.
C’est dans son traité des Lois, et dans sa réponse au roi Jacques 1er d’Angleterre, que Suarez a traité de l'origine du pouvoir civil.
Dans le premier ouvrage, il étudie, en théologien et en philosophe, le principe et la nature du pouvoir législatif dans la société.
La réponse au roi Jacques est une œuvre polémique, où Suarez réfute les erreurs du roi hérétique, notamment sur les droits et les origines du pouvoir royal.
C’est dans ce second ouvrage, on le conçoit aisément, que le côté humain de l’autorité civile est surtout mis en relief; aussi est-ce plutôt dans les réponses aux objections du roi contre sa thèse que Suarez affirme le caractère et l’origine divine de la puissance politique.
Ces deux livres se complètent ainsi l’un par l’autre et nous montrent un grand esprit, un théologien de premier ordre, présentant sous son double aspect, la doctrine traditionnelle de Saint Thomas et des scolastiques.
Comme premier principe, en cette matière, et comme vérité de foi, Suarez formule cette assertion : « Il est juste et très conforme à la nature humaine, qu’il y ait des magistrats civils, ayant une autorité temporelle pour gouverner les hommes (De legibus, lib. III, cap. I.). »
Le second principe qui n’est pas de foi, mais qui est certain pour la raison, est celui-ci :
« Le magistrat civil, s’il est souverain dans l’ordre temporel, a le pouvoir de faire des lois, dans cet ordre, c’est-à-dire des lois civiles, et cela en vertu du droit naturel, pourvu qu’il observe les autres conditions nécessaires à la justice et à la validité des lois (De legibus, lib. III, cap. I.). » Mais, autre est la question de savoir s’il existe parmi les hommes des autorités ayant pouvoir de commander, autre celle de définir quelles sont ces autorités.
Certains juristes et le roi d’Angleterre prétendaient, que l’autorité existait, de droit divin, dans tel prince, qui la transmettait ensuite par succession.
L’opinion certaine et commune des docteurs, dit Suarez, c’est que « le droit naturel n’attribue à aucun homme en particulier le pouvoir politique, mais à la société parfaite, en son ensemble (De legibus, lib. cap. II.). »
II faut dire : à la société parfaite, et non pas simplement à la multitude, car une foule confuse, qui n’est pas formée en corps social, ne possède pas l’autorité; tandis qu’au contraire, les hommes ne peuvent pas s’associer, en corps politique, sans qu’une autorité ne résulte du fait même de leur union (De legibus, lib. cap. II.).
Cette autorité vient-elle immédiatement de Dieu, comme auteur de la nature?
Oui, répond Suarez, et c’est la vraie et commune doctrine; si bien que les hommes disposent seulement la matière et préparent un sujet capable de recevoir cette forme que Dieu donne au corps social, en lui conférant l’autorité (De legibus, lib. III, cap. III.).
Il y a cependant, dans cette assertion deux parties que Suarez distingue comme il suit :
La première, que l’autorité vienne de Dieu, cause première et principale; celle-là est claire et certaine (De legibus, lib. III, cap. III.); la seconde, que Dieu confère immédiatement l’autorité; celle-ci a besoin d’être expliquée.
Voici l’explication du savant docteur.
Dieu ne confère pas l’autorité à l’homme par une action spéciale, distincte de la création ou de la conservation des êtres, mais il la donne comme une propriété inhérente à la nature humaine, quand elle parvient au complet développement de son être par la formation d’un corps social.
En effet, quand la société se forme, la raison suffit à nous montrer que Dieu n’a pas pu la laisser dépourvue de ce pouvoir social qui est indispensable à son existence (De legibus, lib. III, cap. III.).
Donc, Dieu a donné l’autorité civile à la société politique, comme il a donné l’autorité paternelle à la société domestique. C’est un germe qui est dans la nature humaine, non dans l’individu, et qui éclot à l’heure même où l’intelligence de l’homme, pressée par la nécessité, en constate l’existence.
Ainsi, l’autorité n’est pas dans les individus isolés; elle n’est pas davantage dans la multitude confuse et désunie ; il faut d’abord qu’il se forme un corps politique qui en soit le sujet.
Sitôt formé, la raison naturelle y voit l’autorité, car elle en est la forme. C’est ce qu’entend Suarez quand il dit que l’autorité est une propriété, un attribut, qui résulte de la nature même du corps social, une fois constitué. La volonté de l’homme n’est là pour rien : la nature et la Providence ont pourvu à tout, et c’est en ce sens qu’il est vrai de dire : l’autorité vient immédiatement de Dieu (De legibus, lib. III, cap. III.).
Mais, voici une remarque de la plus haute importance, et qui suffirait seule à distinguer la doctrine de Suarez d’avec les opinions qui tendent à reconnaître le dogme révolutionnaire de la souveraineté nationale.
Bien que le pouvoir souverain soit une propriété naturelle de la société parfaite et résulte de son existence, il n’est pas inaliénable; et, soit par son consentement, soit par toute autre voie légitime, la communauté peut être privée du pouvoir souverain et le voir transféré en un autre sujet (De legibus, lib. III, cap. III.).
C’est là, dit Suarez, une vérité constante de raison et d’expérience, qui résulte précisément de ce que la forme du pouvoir politique n’est pas déterminée par le droit naturel ou divin.
La société peut être privée de son indépendance par la violence ou par une guerre juste; elle peut se donner à un homme ou à une cité; bien plus, la raison naturelle montre « non seulement qu’il n’est pas nécessaire, mais qu’il n’est pas conforme à la nature de laisser la souveraineté à la communauté entière » (De legibus, lib. III, cap. III.), car elle ne saurait l’exercer.
La souveraineté existe donc, en quelque sorte radicalement, dans l’ensemble du corps social, mais elle n’est pas une propriété incessible et inaliénable de ce corps; bien plus, elle ne saurait être convenablement exercée par lui et il n’est pas conforme à la nature qu’elle en demeure le sujet.
Voilà la doctrine de Suarez, telle qu’elle résulte, non d’une lecture hâtive ou de textes tronqués, mais de l’analyse sérieuse et fidèle de ses écrits. Nous avons suivi, avec exactitude, le développement de sa pensée, dans l’ordre même où il l’expose, et les pages que l’on vient de lire, sont le résumé et souvent la traduction littérale de son traité des Lois, au quel, d’ailleurs chacun peut se reporter.
Il résulte de cette doctrine, (nous recommençons à citer ici le texte de Suarez) « que le pouvoir civil, toutes les fois qu’il réside dans un homme ou dans un prince, émane régulièrement et ordinairement du peuple et de la communauté, soit médiatement, soit immédiatement, et qu’il ne peut être légitimement possédé sans cela (De legibus, lib. III, cap. iv.). »
C’est le texte invoqué par le R. P. Maumus, en faveur de la souveraineté nationale ; seulement, pour rendre la preuve plus saisissante, l’auteur a passé les mots : médiatement ou immédiatement, et il a traduit : « Le pouvoir civil qui, de droit légitime et ordinaire, réside en tel homme ou en tel prince, émane du peuple. Le consentement de la nation est l’unique source d’un pouvoir juste (La République et la politique de l'Eglise, page 18. Or voici le texte latin dont ce passage prétend donner la traduction : « Sequitur ex dictis, potestatem civilem quoties in uno homine vel principe reperitur, legitimo ac ordinario jure, a populo et communitate manasse vel proxime, vel remote, nec posse aliter haberi ut justa sit. »). »
Cette émanation médiate et indirecte, mentionnée ici par Suarez, n’est cependant pas de médiocre importance, car elle eût pu servir à distinguer la doctrine du théologien catholique, d’avec les erreurs du contrat social.
Voici, en effet, dans quels développements entre Suarez, au sujet de cette désignation indirecte du souverain par le peuple.
Le pouvoir royal, dit-il, peut appartenir à quelqu’un par droit de naissance ; mais l’hérédité suppose le pouvoir légitime du prédécesseur, et l’on remonte ainsi jusqu’à un premier Roi, qui, lui, n’a succédé à personne; il a donc reçu son pouvoir du corps social et ses successeurs tiennent ainsi leur pouvoir médiatement et radicalement du peuple (De legibus, lib. III, cap. IV.).
La royauté, continue Suarez, peut encore s’établir par droit de conquête; mais il faut que la guerre soit juste, pour que la domination soit légitime. Si la guerre est injuste, elle ne fonde pas le droit, à moins que, par la suite, le peuple n’accepte l’usurpateur ( Nous verrons plus loin comment Suarez entend cette acceptation.). Si la guerre est juste, la conquête est un châtiment pour le peuple, et alors il est obligé d’accepter le conquérant. Ainsi, le consentement du peuple intervient toujours, mais on voit, par les exemples cités, combien ce consentement est tacite et indirect et comme il diffère d’un plébiscite ou de toute autre manifestation de la souveraineté nationale.
4°De la détermination du sujet de l'autorité.
Il nous reste à voir comment Suarez explique cette transmission du pouvoir souverain, par laquelle l’autorité, répandue à l’origine dans l’ensemble du corps social, comme l’âme dans le corps de l’homme, se localise, en quelque sorte, comme les facultés supérieures de l’âme centralisent leur action dans le cerveau.
Il s’agit toujours du pouvoir législatif, attribut essentiel du pouvoir souverain ; Suarez examine quel est le sujet qui reçoit immédiatement de Dieu le pouvoir de faire des lois. C’est le même, évidemment, que celui qui reçoit immédiatement de Dieu la souveraine autorité : c’est la communauté parfaite. Mais il résulte de là cette conséquence, c’est que ceux qui font les lois ne tiennent pas d’ordinaire leur pouvoir immédiatement de Dieu, « car il est rare, sinon inouï, que la nation se réserve ce droit et l’exerce immédiatement par elle-même » (De legibus, lib. III, cap. IV.). Les princes ne sont-ils donc que des représentants et des mandataires du législateur populaire?
Écoutons la réponse de Suarez : s’il accepte cette hypothèse, il reconnaît la souveraineté du peuple et le régime constitutionnel moderne; s’il la repousse, de quel droit se réclame-t-on de lui?
Nous traduisons littéralement :
« Il faut distinguer ici deux manières de posséder l’autorité; c’est-à-dire, qu’elle peut être ordinaire ou déléguée : l’autorité qui vient immédiatement de Dieu et réside dans la communauté est une autorité ordinaire et c’est comme telle, qu’elle est transmise au prince par le peuple, afin qu’il en use comme de son bien propre (ut tanquam proprius dominas illa utatur), et comme d’un attribut essentiel de sa charge, (et ut habens illam ex vi proprii muneris) ».
Ainsi, dès qu’il y a une autorité constituée, dès que le pouvoir est confié au prince, le peuple n’est plus souverain, et le prince est maître, en vertu de sa charge, de faire les lois en son propre nom.
Ceci est affirmé plus explicitement encore, quelques lignes plus loin.
Un théologien ayant soutenu que le mandataire d’une autorité ne pouvait la déléguer à d’autres, concluait que les princes, ne tenant pas immédiatement leur autorité de Dieu seul, mais médiatement par le peuple, ne pouvaient déléguer leurs pouvoirs à des magistrats inférieurs.
Suarez condamne cette doctrine comme fausse : « S’il s’agit de l’Empereur, des rois et autres princes, dit-il, auxquels ce pouvoir de la société a été transmis; cette doctrine est fausse, parce que, pour ces princes, le pouvoir législatif n’est pas délégué mais ordinaire, car ils l’ont à perpétuité, et il leur appartient en vertu de leur charge. » Et voici une affirmation plus catégorique encore : « C’est pourquoi cette transmission de pouvoirs de la société au prince, n’est pas une délégation, mais une aliénation, un abandon complet de toute la puissance qui était dans la communauté » (« Quocirca, translatio hujus potestatis a republica in principem, non est delegatio sed alienatio seu perfecta largitio totius potestatis quæ erat in communitate. » Dé legibus, lib. III, cap. rv.).
Nous demandons au lecteur impartial de méditer ces textes et de nous dire ce qui reste dans son esprit de la légende de Suarez, partisan de la souveraineté nationale.
Pour nous, il nous semble qu’on pourrait l’accuser plutôt d’avoir suggéré à Louis XIV la fameuse formule : « l' Étal c'est moi. » Formule, d’ailleurs, qui a un sens vrai et parfaitement conforme à la doctrine catholique, si l’on désigne par le mot État, le seul pouvoir souverain; c’est, en effet, le Roi qui est le seul souverain, c’est lui qui possède en propre, et à l’exclusion de tout autre, les droits supérieurs de la société parfaite, en vertu de cette donation, de cette perfecta largitio de toute la puissance politique du corps social qui se retrouve à l’origine première des monarchies.