III
L'ascétisme s'étend encore à l'habit. Vous ne connaîtriez qu'imparfaitement ces dames si je ne vous disais un mot de leur mise.
Elles étaient, avant de se donner entièrement à Dieu, ce que nous appellerions aujourd'hui des élégantes, car il n'y a pas plus élégant qu'une femme du monde, à cette époque.
Au IVe siècle, une patricienne qui se respecte dispose d'un vestiaire inépuisable. Elle change de tunique tous les jours (1). Elle croirait déchoir en portant autre chose que des habits de fin lin, presque transparents, ou encore des habits de soie brodée d'or (2).Depuis l'invasion des modes orientales, la noble simplicité de la romaine des temps antiques s'est changée en un luxe indécent. Les savantes combinaisons du brochage ont atteint maintenant un tel point de perfection qu'on peut voir communément une dame des hauts quartiers étaler sur ses vêtements des images d'oiseaux et de bêtes variées : des lions, des ours, des chiens, même des chasses entières, ainsi que des scènes mythologiques ou historiques. Les enfants surpris se montrent du doigt au passage ces diverses représentations (3).
Les dames chrétiennes suivent la mode elles aussi. Seulement, au lieu de sujets profanes, elles font reproduire, sur leurs riches étoffes, des scènes tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament (4).
Voilà pour la tunique. Imaginez en plus des ceintures et des brodequins dorés, et vous aurez une idée assez complète de la toilette d'une femme de condition de ce temps.
Après les étoffes parlons des bijoux. Je crois que les femmes n'ont jamais aimé comme alors ― si tant est que l'on puisse mettre un plus ou un moins dans ce qui relève de l'instinct ― les bagues, les colliers et les boucles d'oreilles.
Les lettres de saint Jérôme sont toutes pleines d'allusions à ce clinquant féminin, et pour cause : on n'habite pas une ville de luxe sans trébucher sans cesse à des coquettes. Jérôme avait beau baisser modestement les yeux, selon son habitude, il était fatal qu'il les laissât s'égarer parfois, dans ses courses à travers Rome, sur ces vains artifices du monde.
C'est ainsi qu'il a pu voir souvent « les perles très précieuses de la mer Rouge pendre au bout des oreilles percées (5) » des coquettes, des fausses vierges et des veuves joyeuses ; il a vu les gemmes précieuses scintiller sur leurs poitrines et les vertes émeraudes allumer des reflets glauques le long de leurs doigts effilés (6).
Quant à leurs secrets d'alcôve, il les connaît comme pas un et les dévoile impitoyablement. Voici le musc qui leur sert à se parfumer (7), la craie qui blanchit leurs dents (8), le minium et l'antimoine qui relèvent l'éclat de leurs yeux (9), la céruse qui donne à leurs joues des reflets d'albâtre (10), le fer rouge et les peignes de toute forme, destinés à agrémenter leur chevelure (11).
De tels apprêts supposent, vous le savez mieux que moi, des stations prolongées devant le miroir. Saint Jérôme écrit de Blésilla qu'avant sa conversion elle avait un tel souci de son corps qu'elle passait toute la journée à l'interroger sur ce qui pouvait bien manquer à sa parure. Ses servantes étaient là qui arrangeaient ses cheveux. Sa pauvre tête était serrée dans des mitres de frisure. Son visage était peint à la céruse (12). Elle avait en somme, vous le voyez, tous les soucis de la mondaine.
Si je voulais être complet, je devrais vous parler, en plus de ces habitudes d'élégance, de ce que j'appellerais les extravagances scandaleuses de la mode. Je me contenterai de vous faire savoir ici, à titre de curiosité, que le IVe siècle a connu, lui aussi, ce type hideux de la « garçonne », contrefaçon satanique de la femme, qui apparaît d'ordinaire aux époques de décadence. Saint Jérôme le décrit, en toutes lettres, dans un passage où il stigmatise certaines femmes qui « prennent l’extérieur de l'homme, changent d'habit, rougissent de leur sexe, se font couper les cheveux et se donnent impudemment des figures d'eunuques (13) ». Vous le voyez : le démon de la luxure est peu varié dans ses inventions.
Cette reconstitution historique du luxe féminin à Rome, au IVe siècle, vous aidera mieux à comprendre, en vous le faisant mieux apprécier, le mérite qu'ont eu les nobles chrétiennes, dont je vous parle, à y échapper.
(1) « At nunc plerasque videas armaria stipare vestibus, tunicas mutare cotidie... » Ep., XXII, 32. ― Les plus pieuses n'usent qu'un habit à la fois, mais leurs coffres regorgent : « Quæ religiosor fuerit, unum exterit vestimentum et plenis arcis pannos trahit. » Ibid.
(2) Ep., LVIII, 6 ; LXIV, 12 ; CXXVII, 3.
(3) Ammien Marcellin, XIV, 6.
(4) Cf. Asterius, Hom. De divite et Lazaro ; Théodoret, Sermo de Providentia ; Chrysostome ; in Matt., Hom., 50.
(5) Ep., CXXVII, 3.
(6) Ep., CXXX, 7.
(7) « ..flagrare mure.. » Ep., CXXVII, 3.
(8) Ep., LIV, 5.
(9) Ep., XXXVIII, 4 ; CVIII, 15.
(10) Ep., CVII, 5 ; CVIII, 15.
(11) Ep., XXXVIII, 4.
(12) Ibid.
(13) « Aliæ virili habitu, veste mutata, erubescunt feminæ esse, quod natæ sunt, crinem amputant et impudenter erigunt facies eunuchinas. » Ep., XXII, 27.
(à suivre)