Est-il toujours interdit de...

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Abenader
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Est-il toujours interdit de...

Message par Abenader »

Sous ce fil, je souhaiterais poser des questions d'ordre moral, qui permettraient d'approfondir, en y répondant - parfois sur des cas "limite" ou exceptionnels - les règles de la morale, et de l'exposer en les appliquant à notre temps particulièrement antichrétien.

On pourrait ainsi faire le tour d'une question avant de passer à une autre.

Or doncques, à l'attaque !

1. Est-il toujours interdit de souhaiter (ou de se réjouir de) la mort de quelqu'un (tyran, persécuteur, ennemi acharné du catholicisme, etc.) ?
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Abbé Zins
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par Abbé Zins »

Abenader a écrit : jeu. 14 mars 2019 15:03 Sous ce fil, je souhaiterais poser des questions d'ordre moral, qui permettraient d'approfondir, en y répondant - parfois sur des cas "limite" ou exceptionnels - les règles de la morale, et de l'exposer en les appliquant à notre temps particulièrement antichrétien.

On pourrait ainsi faire le tour d'une question avant de passer à une autre.

Or doncques, à l'attaque !

1. Est-il toujours interdit de souhaiter (ou de se réjouir de) la mort de quelqu'un (tyran, persécuteur, ennemi acharné du catholicisme, etc.) ?
Voyez, à titre d'exemple, le Psaume 108,6-16. Il est vrai que cela a été écrit, mais sous l'inspiration du Saint-Esprit, durant l'Ancien Testament, et qu'il nous est prescrit dans le Nouveau d'aimer même nos ennemis. Il faut pourtant distinguer entre nos ennemis personnels, et ceux de Dieu ; nos ennemis temporels, et nos ennemis spirituels. Enfin, il y a le pourquoi on se réjouit de la mort d'un tyran : moins par hostilité à son encontre, qu'en raison de la délivrance de sa tyrannie.
Si vis pacem
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par Si vis pacem »

  Abenader a écrit : jeu. 14 mars 2019 15:03
Or doncques, à l'attaque !

1. Est-il toujours interdit de souhaiter (ou de se réjouir de) la mort de quelqu'un (tyran, persécuteur, ennemi acharné du catholicisme, etc.) ?

L'abbé Ulysse Maynard, dans son Introduction à la septième Provinciale de Pascal se pose la même question et y répond ainsi :
  Pascal - Les provinciales (et leur réfutation par l'abbé Ulysse Maynard). Paris, 1851. Tome I, p. 311-313 a écrit :
Peut-on souhaiter la mort de quelqu'un, ou s'en réjouir quand elle arrive ?

On ne peut souhaiter le mal de personne, en tant que son mal ; mais s'il est en même temps un bien, soit pour la personne qui l'éprouve ou à qui on le souhaite, soit pour l'Église, soit pour l'État, soit pour nous ou pour quelque autre que nous devions aimer davantage, selon l'ordre de charité, ce souhait est il licite ?

En général, ainsi que le disent expressément les théologiens, il faut écarter avec soin de pareils sentiments, parce qu'il y a toujours à craindre haine, vengeance, cupidité.

Mais si ce danger n'existe pas ou peut être évité, il est permis de souhaiter au prochain un mal qui serait en même temps un bien pour lui sous un rapport supérieur, par exemple, une infirmité qui devrait l'amener à résipiscence, sa mort en vue de son salut éternel. C'est ainsi que les siècles se sont transmis avec respect le mot de l'admirable mère de saint Louis: « Mon fils, j'aimerais mieux vous voir mort à mes pieds, que coupable jamais d'un péché mortel. »

Il est permis encore de souhaiter un mal qui devrait tourner au plus grand bien de l'Église ou de l'État ; comme la mort d'un persécuteur ou d'un monstre de tyrannie, d'un Néron ou d'un Marat, l'humiliation des ennemis de Dieu ou de la patrie ; et ces sortes de vœux sont consacrés par la prière catholique, la foi des chrétiens, et le patriotisme de tous les peuples.

Enfin le même souhait est licite, si le mal est pour nous ou pour d'autres plus chers un grand bien, en ce sens qu'il nous met à couvert d'un mal très-grand dont nous étions injustement menacés. Il n'y aurait aucun péché, par exemple, à souhaiter la mort de celui qui attente à nos jours, pourvu qu'il ne s'y mêlât aucun sentiment de haine ou de vengeance.

Toutes ces décisions sont conformes à la doctrine du prince des théologiens, dont voici les paroles : « Il est permis, sans blesser la charité, de souhaiter un mal temporel à quelqu'un, non en tant que son mal, mais en tant qu'il empêche le mal d'un autre que nous devons aimer davantage, ou de la communauté ou de l'Église. » (In 3 lib. Sent., dist. 30, q. 1, art. 1 ad 4.) L'ordre de la charité est, en effet, alors parfaitement conservé.

Le cas le plus difficile est lorsqu'un événement a deux faces, et qu'il est à la fois avantageux pour nous et fâcheux pour un autre. C'est alors surtout qu'il est dangereux de se livrer à ces sortes de sentiments, tant il est difficile de les purifier, et d'en ôter tout ce qui peut blesser l'amour du prochain; car si la précision est possible dans l'esprit, elle ne l'est guère dans le cœur et dans la pratique.

Et c'est pourquoi Innocent XI a condamné trois propositions, les 13e, 14e et 15e de son décret de 1679, qui permettaient, la première, de s'attrister de la vie de quelqu'un, de se réjouir de sa mort naturelle, de la souhaiter d'un désir inefficace, pourvu qu'on le fit avec une juste modération, sans haine de la personne, mais pour quelque avantage temporel ; la seconde, de désirer absolument la mort d'un père pour son riche héritage ; la troisième, de se réjouir, pour le même motif, d'un parricide commis dans l'ivresse. Cette dernière proposition est monstrueuse, et digne de toute exécration. La première n'est condamnable qu'à cause de sa généralité; car, entendue dans le sens des paroles de saint Thomas tout à l'heure citées, elle serait tolérable. Pour la seconde, elle est repoussée par la piété filiale. Si cependant le désir était conditionnel, par exemple subordonné à la volonté et aux desseins de la Providence, rigoureusement parlant, il ne serait pas coupable. Mais il est moralement impossible que la prétendue soumission à la volonté de Dieu ne soit pas fictive, que le désir ne se transforme pas de conditionnel en absolu, et qu'il n'ait pas pour unique but le bien temporel, qu'on préfère à la vie du prochain.
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Abenader
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par Abenader »

Grand merci à M. l'abbé pour sa mise en perspective avec le Psaume 108 et à SvP pour sa citation de si bon aloi. Je crois que tout y est dit. Passons donc à la seconde question:

2. Est-il toujours interdit de s'ôter la vie ?

Je pense bien évidement à des cas extrêmes comme par exemple:

- un capitaine de navire, dernier survivant d'un naufrage, qui se sait condamné à la noyade et qui se tire une balle dans la tête;
- un soldat mortellement blessé sur le champ de bataille, qui fait de même pour abréger ses souffrances;
- un homme qui saute d'une tour en feu alors qu'il n'a aucune chance ni d'échapper à l'incendie ni de survivre à sa chute;
- un commandant d'armée fait prisonnier qui s'ôte la vie pour éviter une humiliation (du genre de celle de Vercingétorix)
- etc.
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Abbé Zins
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par Abbé Zins »

Abenader a écrit : ven. 15 mars 2019 21:03 Grand merci à M. l'abbé pour sa mise en perspective avec le Psaume 108 et à SvP pour sa citation de si bon aloi. Je crois que tout y est dit. Passons donc à la seconde question:

2. Est-il toujours interdit de s'ôter la vie ?

Je pense bien évidement à des cas extrêmes comme par exemple:

- un capitaine de navire, dernier survivant d'un naufrage, qui se sait condamné à la noyade et qui se tire une balle dans la tête;
- un soldat mortellement blessé sur le champ de bataille, qui fait de même pour abréger ses souffrances;
- un homme qui saute d'une tour en feu alors qu'il n'a aucune chance ni d'échapper à l'incendie ni de survivre à sa chute;
- un commandant d'armée fait prisonnier qui s'ôte la vie pour éviter une humiliation (du genre de celle de Vercingétorix)
- etc.

En soi, il est toujours moralement interdit de s’ôter la vie, de se donner directement la mort.

Le 3e cas est différent des 3 autres, car il implique davantage la fuite d’une atroce mort imminente, même si c’est au risque de mourir d’une autre façon, pouvant toujours espérer s’en tirer en sautant.

Prétendre justifier en soi les 3 autres cas en reviendrait à prétendre justifier de même l’euthanasie “pour abréger les souffrances” de grands malades ou blessés.

Toutefois, il reste possible qu’une souffrance extrême fasse perdre la tête ou le jugement à quelqu’un l’endurant. Aussi, faudrait-il demeurer circonspect, plutôt que le juger forcément gravement coupable.
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Abenader
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par Abenader »

Abbé Zins a écrit :En soi, il est toujours moralement interdit de s’ôter la vie, de se donner directement la mort.
Quid alors de la mort de Samson dans Jg 16, 29-30 ?
29.Et Samson embrassa les deux colonnes du milieu sur lesquelles reposait la maison, et il s’appuya contre elles ; l’une était à sa droite, et l’autre à sa gauche.
30.Samson dit : Que je meure avec les Philistins ! Il se pencha fortement, et la maison tomba sur les princes et sur tout le peuple qui y était. Ceux qu’il fit périr à sa mort furent plus nombreux que ceux qu’il avait tués pendant sa vie.
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par chartreux »

Cette question du suicide à la guerre est traitée en détail ici
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Abenader
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par Abenader »

Excellent, merci cher chartreux, le fil m'était passé sous le nez.

Je vais en prendre connaissance au plus vite.
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Laetitia
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par Laetitia »

Un autre cas est celui de sainte Apolline, cité d'ailleurs par l'abbé dans Question sur II Machabbées, 14:42-46.

Sainte Apolline ou Apollonie, illustre vierge du troisième siècle, demeurait dans la ville d'Alexandrie, où chacun la regardait comme un modèle de vertu et de modestie chrétienne.

Voici le récit de son martyre tiré des Petits Bollandistes :
Il y avait dans la ville un magicien ennemi jurait des chrétiens ; à la sollicitation des esprits de ténèbres, ses maîtres, il s'efforça d'animer tout le peuple à soutenir le paganisme et ) continuer d'adorer les dieux, et, par ce moyen, les excita à persécuter les chrétiens, qui, en adorant un seul Dieu et en prêchant qu'un homme crucifié était Dieu, ruinaient toutes les divinités qu'on adorait. Les discours de ce magicien furent comme autant d'étincelles de feu, qui, tombant dans les cœurs de ces gens idolâtres, déjà disposés à la révolte, les enflamma tellement qu'ils se jetèrent dans les maisons des chrétiens, où ils pillèrent et ravagèrent indifféremment tout ce qu'il y avait de beau et de sacré, brûlèrent le reste et massacrèrent autant de fidèles qu'ils en purent rencontrer. Le ravage et le carnage furent si grands, que l'on eût dit, à voir la ville, qu'elle était prise par les ennemis, et que toutes ses richesses étaient abandonnées à l'insolence et au pillage des soldats. Plusieurs fidèles, voyant cet orage, furent obligés de sortir de la ville... afin de conserver dans leurs âmes le précieux trésor de la foi … Pour sainte Apolline, elle demeura toujours constamment à Alexandrie, sans craindre de perdre ni les biens ni la vie, étant très joyeuse de trouver l'occasion de couronner, par le martyre, sa pureté qu'elle avait gardée depuis son enfance jusqu'à une vieillesse avancée.

Les païens, s'étant saisis de sa personne, lui donnèrent d'abord tant de coups sur le visage et sur les joues, qu'ils lui brisèrent les mâchoires; et, non contents de cette cruauté, ils lui arrachèrent toutes les dents l'une après l'autre et de là vient qu'elle est invoquée particulièrement par les personnes qui ont mal aux dents et aux gencives. Ensuite ces barbares la traînèrent hors de la ville, en un endroit où ils avaient allumé un grand feu ; là, ils la menacèrent de la brûler toute vive si elle ne renonçait à Jésus-Christ.

A ces paroles la Sainte s'arrêta quelque peu et demanda du temps, comme si elle eût voulu délibérer sur ce qu'elle devait faire ; en effet, les païens la laissèrent libre, pensant qu'elle allait reculer devant l'horrible supplice du feu. Mais Apolline, profitant de l'occasion, s'échappa de leurs mains ; et, poussée par une admirable ardeur de l'amour divin, qui embrasait son cœur, elle se lança impétueusement elle-même dans le feu, au grand étonnement des païens, qui voyaient une fille plus ardente à souffrir la mort qu'eux-mêmes ne l'avaient été à la lui faire endurer.

Son corps, ainsi qu'un holocauste, fut aussitôt dévoré et consumé par les flammes, qui envoyèrent son esprit très-pur dans le ciel, l'an 249 de Notre-Seigneur, le 9 février, sous l'empire de Philippe.
L'auteur rajoute :
Touchant cette action de sainte Apolline, qui semble s'être procuré la mort elle-même en se jetant dans le feu, on peut lire saint Augustin en la Cité de Dieu  : il y parle de quelques saintes femmes, qui, du temps de la persécution, s'étaient précipitées dans les fleuves, afin de se garantir des poursuites impudiques de leurs persécuteurs, et qui, néanmoins, sont mises par l’Église catholique au nombre des martyres. Il dit que l'on ne doit pas leur refuser cet honneur pourvu qu'il soit autorisé par l’Église, comme celui qu'on rend à sainte Apolline, parce que ces filles, ajoute ce saint Docteur, ne se sont portées à ces extrémités par quelque précipitation ou mouvement de la nature, mais par une sainte impulsion de l'esprit divin, à qui elles obéissaient, ainsi que nous sommes obligés de le croire de Samson.
Quand Dieu commande quelque chose, et qu'il fait connaître clairement que c'est lui qui commande, qui osera nommer cette obéissance un crime, ou qui voudra condamner une action pleine de piété ?
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Laetitia
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Re: Est-il toujours interdit de...

Message par Laetitia »

Abenader a écrit : ven. 15 mars 2019 21:03
2. Est-il toujours interdit de s'ôter la vie ?
Autrement dit : Est-il permis à quelqu'un de se tuer lui-même ?

Saint Thomas y répond :
  Somme théologique de St Thomas d'Aquin, traduite par l'abbé Drioux, 1852. a écrit :
IIa-IIae, q.LXIV art.5

Article V. — Est-il permis à quelqu'un de se tuer lui-même (1) ?

1. Il semble qu'il soit permis à quelqu'un de se tuer lui-même. Car l'homicide est un péché, selon qu'il est contraire à la justice. Or, on ne peut faire d'injustice contre soi-même, comme le prouve Aristote (Eth. lib. V, cap. 6). Donc personne ne pèche en se tuant.

2. Il est permis à celui qui a la puissance publique de tuer les malfaiteurs. Or, quelquefois celui qui a cette puissance est un malfaiteur lui-même. Il lui est donc permis de se tuer.

3. Il est permis à un individu de s'exposer spontanément à un moindre péril pour en éviter un plus grand; comme il est permis à un individu de se faire amputer un membre corrompu pour sauver son corps entier. Or, quelquefois, en se tuant, on s'évite de plus grands maux, par exemple, une vie misérable ou la honte d'un crime. Il est donc permis à un individu de se tuer.

4. Samson s'est tué lui-même, comme on le voit (Jud. XVI). Il est cependant compté au nombre des saints (Heb. XI). Il est donc permis à un individu de se tuer lui-même.

5. Il est dit (II. Mach. XIV, 42) que Razias aima mieux mourir noblement que de se voir assujetti aux pécheurs et de souffrir des outrages indignes de sa naissance. Or, il est permis de faire ce qui est noble et courageux. Le suicide n'est donc pas défendu.

Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. I, cap. 20) : Nous devons entendre de l'homme ces paroles : Vous ne tuerez pas. Or, si vous ne devez pas tuer un autre homme, vous ne devez donc pas non plus vous tuer vous-même. Car celui qui se tue ne fait pas autre chose que de tuer un homme.

CONCLUSION. — Il n'est permis à personne d'aucune manière de se tuer, puisque le suicide est contraire à l'amour de Dieu, de soi et du prochain.

Il faut répondre qu'il est absolument défendu de se suicider pour trois raisons :

Parce que tout être s'aime naturellement lui-même. C'est ce qui fait que toute chose se conserve naturellement l'existence et résiste autant qu'elle peut à ceux qui l'altèrent. C'est pourquoi le suicide est contraire à l'inclination naturelle et à l'amour que chacun doit avoir pour soi. Et c'est pour cette raison que le suicide est toujours un péché mortel, parce qu'il est contraire à la loi naturelle et à la charité.

Parce que le tout est ce qu'est chaque partie. Tout homme appartenant à la société, il s'ensuit qu'en se tuant lui-même, il fait injure à la société (2), comme le prouve Aristote (Eth. lib. V, cap. Ult.).

Parce que la vie est un don de Dieu accordé à l'homme et qui est soumis à la puissance de celui qui fait vivre et mourir. C'est pourquoi celui qui se prive de la vie pèche contre Dieu, comme celui qui fait périr le serviteur d'un autre, pèche contre le maître auquel ce serviteur appartient (3), et comme celui qui pèche par usurpation juge d'une chose qui ne lui a pas été confiée. Car il n'appartient qu'à Dieu de prononcer sur la vie et la mort, d'après ces paroles de l’Écriture (Deut. XXXII, 36) : Je tuerai et je ferai vivre.

Il faut répondre au premier argument, que l'homicide est un péché, non-seulement parce qu'il est contraire à la justice, mais encore parce qu'il est contraire à l'amour qu'on doit avoir pour soi-même ; à ce point de vue le suicide est un péché par rapport à son auteur. Mais il est aussi un péché par rapport à la société et par rapport à Dieu, et à ce double titre il est contraire à la justice.

Il faut répondre au second, que celui qui a la puissance publique peut licitement faire périr un malfaiteur, parce qu'il peut le juger. Mais personne n'est juge de lui-même. Par conséquent il n'est pas permis à celui qui a la puissance publique de se tuer lui-même pour une faute quelle qu'elle soit ; mais il lui est permis de se soumettre au jugement des autres.

Il faut répondre au troisième, que l’homme est constitué le maître de lui-même par le libre arbitre. C'est pourquoi il peut licitement disposer de lui relativement à ce qui regarde cette vie qui est régie par le libre arbitre. Mais le passage de cette vie à une autre meilleure ne dépend pas de la liberté humaine : c'est au contraire une chose soumise à la puissance divine. Il n'est donc pas permis à l’homme de se suicider pour passer à une vie meilleure, ni pour échapper aux misères de celle-ci ; parce que la mort est le plus grand des maux de cette vie et le plus terrible, comme on le voit (Eth. lib. III, cap. 6). Par conséquent se donner la mort pour se délivrer des peines de cette vie. c'est recourir à un plus grand mal pour en éviter un moindre. — Il n'est pas non plus permis de se tuer pour un péché qu'on a commis ; soit parce qu'on se cause le plus grand tort en se privant du temps nécessaire pour faire pénitence ; soit parce qu'il n'est permis de tuer un malfaiteur que d'après le jugement de la puissance publique. — Pareillement il n'est pas permis à une femme de se tuer pour empêcher qu'on abuse d'elle ; parce qu'on ne doit pas commettre contre soi le plus grand crime, qui est le suicide, pour empêcher le crime d'un autre qui est moindre. Car la femme n'est pas coupable si on abuse d'elle par violence et qu'elle n'y consente pas ; parce que le corps n'est souillé que du consentement de l'âme, comme le disait sainte Lucie (4).
D'ailleurs il est constant que la fornication ou l'adultère est un péché moindre que l'homicide et surtout que le suicide. Cette dernière faute est la plus grave, parce qu'on se nuit à soi-même à qui l'on doit le plus grand amour ; elle est aussi la plus dangereuse, parce qu'on n'a plus le temps de l'expier par la pénitence. — Enfin il n'est permis à personne de se tuer à cause de la crainte qu'il y a de consentir au péché, parce qu'on ne doit pas faire le mal pour qu'il en arrive du bien, ou pour éviter des maux, surtout des maux qui sont moindres et plus incertains. Car on ne sait si on consentira au péché à l'avenir, puisque Dieu peut délivrer l'homme du péché, quelle que soit la tentation qui vienne l'assaillir.

Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. I, cap. 21), Samson, qui s'est écrasé lui-même avec les ennemis sous les ruines d'une maison, n'est excusable que parce qu'il l'a fait d'après l'ordre secret de l'Esprit-Saint qui opérait par lui des miracles. Il donne la même réponse à l'égard des saintes femmes qui se tuèrent dans le temps de la persécution et dont l’Église célèbre la mémoire (5).

Il faut répondre au cinquième, qu'il appartient à la force de ne pas craindre d'être mis à mort par un autre pour le bien de la vertu et pour éviter le péché. Mais si l'on se donne la mort pour éviter des peines et des châtiments, il y a en cela une apparence de force (c'est pour cela que quelques-uns se sont tués en pensant faire un acte de courage, et de ce nombre fut Razias), cependant cette force n'est pas véritable. C'est plutôt une mollesse de caractère qui est impuissante à supporter les contrariétés de la vie (6), comme le disent Aristote (Eth. lib. III, cap. 8) et saint Augustin (De civ. Dei, lib. 1, cap. 23).


(1) Parmi les donatistes, il s'en est trouvé qui considéraient le suicide comme un martyre. Ce sont des fanatiques qui ont reçu le nom de circoncellions.
(2) Aristote et Platon ont condamné le suicide. Aristote nous dit que la société infligeait une peine à ce genre de crime. D'après l'auteur de la Paraphrase, on refusait la sépulture au coupable. Cicéron est du même sentiment que ces deux grands philosophes.
(3) Platon fait particulièrement valoir cet argument dans le Phédon.
(4) Cette vierge répondit à son juge : Si invitam jusseris violari, castitas mihi duplicabitur ad coronam (Brev. Rom. 13 dec.).
(5) C'est ainsi qu'il faut interpréter ce que nous lisons dans la légende de sainte Apolline : Alacris in ignem sibi paratum, majori Spiritus sancti flamma intus accenso, se injecit (Brev. Rom. 13 feb.).
(6) Il est à remarquer que le suicide partiel est également défendu, et que l'on ne doit rien faire pour abréger directement son existence.
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