Un grand orage s'était élevé, mêlé de vent et de tonnerre. Les croisés virent dans ce tumulte des éléments une marque certaine de la protection du ciel, qui empêchait ainsi les sentinelles de rien entendre. Le complot de Phirous allait donc se consommer.
Comme l'Arménien n'attendait plus que l'heure convenue, le bruit vague d'une trahison se répandit tout à coup dans la ville. On en accusait le peu de chrétiens qui s'y trouvaient. On soupçonnait plus vivement peut-être les apostats, gens en qui on n'a jamais une confiance entière. On nommait sourdement Phirous : on disait qu'il entretenait des correspondances avec les croisés. Accien le fit venir et l'interrogea , fixant sur lui un de ces regards qui fouillent dans les plus intimes pensées. Le sang-froid de l'Arménien le sauva. Lui-même proposa avec calme des mesures de sûreté.
— Il faut changer, dit-il, tous les gardiens, des tours et mettre aux fers tous les chrétiens. — C'est ce que je ferai demain, répondit l'émir en le renvoyant.
Phirous retourna à son poste, plus pressé que jamais d'en finir. Mais son frère n'était pas encore prévenu, et il ne pouvait rien faire sans son concours , parce qu'il commandait la tour voisine de la sienne. Il alla le trouver.
— Vous savez ce qui se passe, lui dit-il. On arrête tous les chrétiens. Demain matin, avant le jour peut-être, tous seront mis à mort. C'est pour moi une vive douleur; je ne puis oublier que nous sommes nés dans la même religion et que nous avons été leurs frères.
— Et c'est une raison de plus pour les avoir en horreur, répondit froidement l'autre apostat. Depuis que ces croisés sont venus, nous ne vivons que dans les alarmes. Puissent-ils périr tous et les traîtres avec eux !
Le frère de Phirous avait, en disant cela, un air si menaçant et si farouche, que l'Arménien vit bien qu'il ne deviendrait jamais son complice. Il n'hésita pas un instant. Se précipitant sur lui avec violence, il lui plongea son poignard dans le cœur, et jeta aussitôt le cadavre dans le fossé.
Un peu rassuré alors, il descendit une échelle de cuir. Un émissaire de Bohémond, posté au pied de la tour, monta pour s'entendre avec Phirous.
— Nous n'avons qu'une seule ressource, dit l'Arménien, c'est que tous les intrépides de l'armée viennent ici par l'échelle flottante. Dès que nous serons en nombre , nous irons ouvrir une des portes.
Pendant qu'il parlait ainsi, un officier de ronde se présenta tout à coup avec une lanterne. Phirous n'eut que le temps de cacher le croisé sous les coussins du divan. Pourtant son air calme ne laissa rien soupçonner.
L'officier loua sa vigilance, examina tout avec sa lanterne et ne vit rien.
Lorsqu'il se fut retiré, l'Arménien fit descendre l'émissaire, en lui recommandant bien de dire à Bohémond qu'une heure de retard perdrait tout.
Mais à ce moment suprême, la frayeur s'empare des chrétiens. Tous calculent le danger. Tous s'épouvantent. Personne ne veut se hasarder sur la tremblante échelle. En vain Bohémond donne l'exemple en montant le premier ; en vain il prie; personne ne le suit. Les paroles mêmes de Godefroid de Bouillon n'excitent pas les braves.
Robert de Flandre s'approche alors, suivi de soixante guerriers d'élite.
— Nous irons donc, nous autres, dit-il.
L'élan était donné; une foule de soldats montent intrépidement. Dix tours sont en quelques minutes au pouvoir des croisés. Une porte est enfoncée; Godefroid de Bouillon entre dans Antioche au son des trompettes, au cri de guerre Dieu le veut! La garnison turque est exterminée, et au point du jour on voit flotter sur les remparts la bannière rouge de Bohémond.
Accien, voulant s'enfuir, fut tué par un bûcheron qui le reconnut, et qui apporta aux chefs des croisés sa tête énorme, aux oreilles longues et velues, à la longue barbe blanche.
A suivre...