Saint-Office
I. — MAINMISE DE LA ROYAUTÉ SUR L'INQUISITION au XIVe et au XVe siècle
(SUITE)
(col. 1083-1085)
Il en fut de même dans le procès de Jeanne d'Arc.
Un coup d'œil superficiel nous montre la Pucelle jugée par un tribunal ecclésiastique, au sein duquel se rencontrent la juridiction épiscopale, représentée par Cauchon, évêque de Beauvais, l'Inquisition, représentée par le vice-inquisiteur de Rouen, Lemaître, et l'Université de Paris, représentée par un certain nombre de ses docteurs. Les griefs articulés concernent la foi et les mœurs, la sentence se présente comme canonique.
Mais si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que l'apparence religieuse donnée au tribunal, à la procédure et au jugement, masquent difficilement le caractère essentiellement politique de l'affaire.
Cauchon, le président du tribunal, était bien un évêque et son assesseur, le dominicain Lemaître, le vice-inquisiteur de Rouen ; mais ils instrumentaient comme agents de l'Angleterre, et non du Saint-Siège. Ce fut l'Université de Paris et Cauchon, conservateur de ses privilèges, qui eurent l'idée du procès; ce fut l'Université, appuyée par le vicaire général du grand Inquisiteur, qui somma le duc de Bourgogne de livrer Jeanne (lettre du 26 mai 1430); ce fut encore l'évêque de Beauvais qui se la fit livrer par Jean de Luxembourg. Or, depuis plusieurs années, les passions bourguignonnes de l'Université de Paris l'avaient jetée à corps perdu dans le parti anglais ; et Cauchon, l'un de ses protecteurs, était tellement connu pour ses sentiments anglais, que, devant le succès des armes de Charles VII, il avait quitté son diocèse pour se réfugier en terre anglaise, à Rouen; il y vivait avec son vicaire général Jean d'Estivet, qui allait jouer dans le procès le rôle de promoteur, c'est-à-dire de ministère public.
Ce qui prouve bien que l'Angleterre était derrière cet évêque, ce promoteur et cet inquisiteur, c'est,
1°) que l'argent qui servit à acheter la Pucelle à Jean de Luxembourg, fut versé par Cauchon « au nom du roi d'Angleterre »;
2°) que, conduite à Rouen, Jeanne fut enfermée dans les prisons royales et non dans celle de l'Eglise, comme l'exigeait la procédure inquisitoriale;
3°) qu'elle y fut gardée par des soldats anglais et non par des agents de l'Inquisition;
4º) que l'évêque de Beauvais lui-même se reconnut comme l'agent direct du gouvernement anglais, lorsque, répondant à Jeanne qui le récusait, il déclara cyniquement : « Le roi a ordonné que je fasse votre procès et je le ferai ! »
Jeanne d'Arc, de son côté, était tellement persuadée que son procès était politique et non ecclésiastique, qu'elle demanda à Cauchon de choisir ses assesseurs moitié dans le parti anglais et moitié dans le parti français. Cauchon lui refusa cette garantie, comme il devait lui refuser toutes celles qu'elle devait lui demander dans la suite, et l'unique raison qu'il en donna, c'est que « cela déplaisait aux Anglais ». (
Procès, II, pp. 7-8 ).
Fonctionnant au nom de l'Angleterre et non du pape, qui ne fut informé de rien, ce tribunal avait été constitué d'une manière arbitraire, contraire à la procédure inquisitoriale et au droit canon. Cauchon, en sa qualité d'évêque, prétendait bien juger au nom de la juridiction inquisitoriale primitive, que Grégoire IX avait conservée à l'ordinaire quand il avait constitué l'Inquisition papale; mais à quel titre Cauchon pouvait-il la revendiquer, puisqu'il n'était d'aucune manière ni le juge naturel de Jeanne comme ordinaire, ni son juge extraordinaire comme délégué du Saint-Siège, dont il n'avait aucune commission ?
Il n'était pas son ordinaire; car elle n'avait aucun lien avec le diocèse de Beauvais, et la ville de Compiègne, où elle avait été prise, se trouvait dans le diocèse de Soissons. Si on allègue qu'à Rouen le chapitre de cette ville avait délégué ses pouvoirs à Cauchon, il est facile de répondre que le fait d'être incarcérée à Rouen ne rendait pas Jeanne justiciable du chapitre et de son délégué.
L'évêque de Beauvais n'avait aucune commission pontificale ; car il ne s'en prévalut jamais, et la procédure n'en porte aucune trace. Il semble d'ailleurs que ni le pape Martin V, qui mourut avant l'ouverture du procès, ni Eugène IV, qui fut élu quelques semaines avant la condamnation, ne furent mis au courant de l'affaire.
D'autre part, on viola, au cours du procès, toutes les formes de la procédure inquisitoriale, telles qu'elles étaient précisées par les
Directoires des Inquisiteurs. (Cf., dans ce même dictionnaire, notre article INQUISITION)
C'est ce que démontre fort bien M. le chanoine DUNAND, dans la savante étude que dans ce même dictionnaire il a consacrée à JEANNE D'ARC.
En réalité, comme les procès des Templiers et d'Aubriot, celui de Jeanne d'Arc est une preuve de la mainmise du pouvoir civil sur l'Inquisition qu'il traitait comme sa servante à tout faire.
Dans le Dauphiné, au cours de la répression des Vaudois, l'Inquisition subit la même évolution; c'est ce que constate, pour l'année 1372, l'historien ecclésiastique RAYNALDI (
Annales ecclesiastici) : « Les fonctionnaires royaux, loin de fournir aux inquisiteurs de Grégoire XI l'appui désirable, ne se faisaient pas scrupule d'entraver leur action. On leur assignait comme terrain d'opération des localités peu sûres; on les forçait d'admettre comme assesseurs des juges séculiers; on soumettait leurs procédures à l'examen de tribunaux séculiers; on rendait même, sans les consulter, la liberté à leurs prisonniers. » (LEA,
Histoire de l'Inquisition, II, p.. 180).
Ces empiètements devinrent si grands que le pape s'en plaignit à Charles V, mais en vain. En 1376, le roi prétendit conserver pour lui seul le produit de toutes les confiscations prononcées par l'Inquisition du Dauphiné. Lorsque, après le grand schisme, le pape Sixte IV, en 1476, voulut rendre au Saint-Office dauphinois toute son indépendance, il se heurta aux susceptibilités de Louis XI, hostile à toute autorité qui prétendait s'exercer en dehors de celle du roi.
Dans l'Italie du XIIIe siècle, l'Inquisition fut d'autant plus active que…