Les Oblats de Marie-Immaculée chez les Esquimeaux

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Abbé Zins
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Re: Les Oblats de Marie-Immaculée chez les Esquimeaux

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INUK "Au dos de la terre ! "

par le R.P. ROGER BULIARD, O.M.I.



CHAPITRE V


FONDATION DEFINITIVE : KING'S BAY



Il était 20 heures. Deux heures plus tard, j'entendais les confessions qùand quelqu'un survint : « — Falla, viens ! Agulak a un enfant ! »

On croyait à une naissance prématurée et l'on pensait que je voudrais peut-être immédiatement faire le baptême...

J'accours ; un simple coup d'oeil me suffit pour constater que le poupon est normalement venu au jour à point nommé ; je retourne à mes pénitents, non sans décocher à la maman souriante : « — Septième lune !.. Ces Esquimaudes, ça ne connaît rien !.. »

C'était à mon tour d'être bouche bée, deux tours d'horloge plus tard, en voyant arriver pour l'office Agulak, robuste et frétillante déjà !

... Messe de minuit ! « Minuit, Chrétiens ! » en esquimau !... Pourquoi faut-il que ce chant vous transporte immanquablement dans votre église natale ?

Grand réveillon !... Menu : ours bouilli, caribou cru, saumon gelé !

Ensuite, toute la nuit, ils jouent sur la glace, au clair de lune, me laissant à mes pensées, à mes rêves, à ma solitude !

Le lendemain, grand tra-la-la ! Courses à pied, courses de traîneaux, tours de force, danses !...

Natkusiak, lui, est triste ; il est vieux... il est mourant !

Je le prépare au grand voyage, pendant que, dehors, à proximité, les autres, même ses enfants, rient, jouent, le laissant seul chercher et faire son chemin !

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Abbé Zins
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CHAPITRE V


FONDATION DEFINITIVE : KING'S BAY




La petite Jeanne va plus mal aussi ; c'est décidément une méningite que mes médecines n'ont pas l'air d'enrayer...

Ce qui n'empêche pas sa mère de gagner la course en traîne à chiens !

Et, tandis que je dispute ainsi à la mort ces deux malades, nous arrivons en boitant au Nouvel An.

Le lendemain, à minuit, après des jours et des nuits de veille, on m'appelle au chevet de ma petiote :

« — C'est la fin ! » dis-je... Pas une larme !...

Plus tard, quand la fillette râle, ils boivent le thé, fument la cigarette ! Les heures passent : 1 h, 2 h, 3 h ! La fièvre monte : 39 !... 40 !... 41 !...

Elle expire !... Je l'habille et arrange de mon mieux ce pauvre petit corps bouillant et tout crispé, prends sa mesure pour le cercueil avec un bout de ficelle et m'en vais au lit !...

Il est 4 h du matin !

Comme cela fait encore partie de notre métier par ici, dis mon lever, je fais le cercueil.

Ensuite, l'étole dans ma poche, goupillon dans une main et le marteau dans l'autre, je retourne à ma petite morte, la dépose dans la bière que je cloue, mets mon étole, fais la levée du corps...

Ils me suivent à la Mission ; j'ai déjà mis ma soutane et installé les bancs qui serviront, cette fois, de catafalque...

Enfin je reprends mes habits de peaux, attelle mes chiens et me rends dans un beau galop au cimetière...

C'est ainsi que ma petite Jeanne s'en fut joindre les choeurs des Anges !
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Abbé Zins
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Je n'attendais que cela pour partir, deux malades m'ayant appelé à quelque 150 km.

Au lieu de partir, je dus cependant me mettre au lit... malade !

Il ne fait pas bon être malade quand on est seul !... Le troisième jour, j'en avais assez et me mettais en route... par 45 degrés sous zéro !

Aussi, dans mon état de santé, je m'empressai de me geler le nez le deuxième jour de voyage... les joues et le menton le troisième jour... me perdis dans le brouillard le quatrième... et rentrai le sixième sans avoir rencontré mes malades partis ailleurs dans l'intervalle... mais à temps pour mon vieux mourant, Natkusiak.

Il m'avait dit qu'il m'attendrait et il avait tenu parole ; il ne pouvait plus rien avaler :

« Falla, va chercher ton bistouri, me supplia-t-il, et fais-moi un trou dans la gorge, à l'extérieur, que je puisse boire !...»

Hum !... Je résolus la difficulté en lui fourrant dans la bouche un tube en caoutchouc ; j'en serai quitte pour le nourrir toutes les deux heures.

Entre temps, on me demande dans un iglu... où une dame m'exhibe ses mains bouffies et ses seins enflés... Que faire ? Personne, au cours de mes études classiques, philosophiques et théologiques, n'ayant abordé ni traité cette question, il me reste la ressource de consulter mes livres de médecine...

A ma grande surprise, mon traitement réussit ; j'avais dû auparavant initier le bébé au secret du biberon et la maman à la science des dosages du lait en poudre !...

Toutes ces opérations ne m'auront-elles pas irrémédiablement compromis aux yeux du respectable clergé de France et de Navarre ?...
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Abbé Zins
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Je me demandais si ces temps troublés ne finiraient jamais, quand, un dimanche soir, une « apparition » tout enneigée et transie fit son entrée et, avec un large sourire, jeta au mitan de la salle un gros sac sale et plein de neige !...

C'était mon courrier : dix-huit mois de lettres, de nouvelles des miens, d'échos de France ! ...

Igutak avait reçu ce sac d'un camp voisin, qui en avait délesté un trappeur, lequel l'avait trouvé à Head... et ainsi de suite, par relais, depuis Coppermine, terminus de l'avion, à cinq cents kilomètres au sud.

Tout est vidé, épars sur le plancher.

A genoux, trop heureux, je démêle fébrilement tout cet amas, séparant les lettres des journaux ; dans mon triage, je reconnais certaines écritures, d'autres sont indéchiffrables à première vue... Qui ça peut-il être ?...

Hélas ! voici également des « faire-part » que j'ouvre vite... Qui encore ?

L'un des disparus est mort depuis six mois ; il me semble qu'il me parle d'outre-tombe quand je lis sa lettre dans laquelle il exprime l'espoir de me revoir !

Ici, ma soeur m'invite au baptême de son premier bébé. Tout à fait naturel, mais ! ...

Deux heures plus tard j'attrape une autre lettre, d'elle aussi.

Dans celle-ci elle m'invite à son mariage, pour janvier, de l'an passé. Ça va mieux !
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Abbé Zins
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A présent, tout est classé : famille, amis, affaires, journaux... Je m'installe pour de longues heures à côté de ma pipe et de mon tabac ; mais j'ai à peine commencé qu'une voix m'interpelle : « — Viens, vite, Falla ! Natkusiak agonise !... »

Je me précipite !... Le pauvre balbutie juste quelques mots pour me dire qu'il est content et heureux... qu'il me remercie... que c'est à moi qu'il confie son jeune fils pour travailler à mon service, quand il aura grandi...

Puis il demande son chapelet dont il baise le crucifix et sourit en priant avec nous ; quelques instants plus tard, il perdait connaissance.

Tout le monde sort ; je reste seul avec lui ; personne ne reviendra... pas même ses enfants !

Au-dehors, la tempête fait rage, la neige soufflète les murs ; parfois j'entends à peine le mourant qui râle et la lampe à huile qui grésille...

Je veille durant plusieurs heures quand il s'éteint, je lui ferme les yeux et dois aller à la recherche des siens pour l'habiller ; je sors le dernier et ferme la porte derrière moi, personne ne voulant rester !

Un peu de sommeil, un nouveau cercueil !

Nous l'enterrons le lendemain... Sur les bords de la tombe. une poignée d'assistants, taus impatients. Sous la poudrerie, frissonne, même avec mes habits de peaux.

Obligé de mes épaisses mitaines de caribou, je ne peux tourner les pages de mon livre, l'étole me balaie le visage ; la neige furibonde s'engouffre partout...

Ai-je dit toutes les prières, et les bonnes ?... Pour bénir la tombe, je sors de ma poche ma petite bouteille d'eau bénite ; le bouchon est gelé ainsi que la moitié de son contenu.

Dans un geste aussi peu liturgique que généreux, j'envoie tout au fond de la fosse où la fiole se brise et je pense : « — Pour un coup, la tombe sera copieusement bénite ! » ...

Je passe sans tarder au dernier Requiescat in pace ! tandis que toute l'assistance, aussi gelée que moi, laisse échapper un profond soupir !

Donnant mon étole à l'une de ces dames, je prends un bout du cercueil et le descends ; bien que courbé et ne pouvant rien voir, je me rends compte qu'il y aura encore quelque accroc aux cérémonies ; de fait, j'entends à l'autre bout, le fils du défunt pousser un « Mamianar ! (Calamité !) » énergique l...

Je regarde : il a beau appuyer et donner des coups de pieds sur le cercueil, celui-ci ne veut pas rentrer : « Mikivadlar ! (Trop petit !) »...

Je creuse jusqu'à ce que l'on me crie .d'en haut qu'un nouvel essai peut être tenté ; cette fois, l'inhumation se fait en règle. Comme je tiens l'unique pelle et qu'ils sont pressés d'en finir, tous, des pieds, des mains, à qui mieux mieux, recouvrent la tombe ; le fils et la fille du défunt se distinguent par leur zèle !...

Vite, maintenant, une grosse pierre pour marquer l'endroit de la sépulture, et tout le monde s'envole en allumant une cigarette !

« — Repose quand même en paix, Natkusiak ! Jamais plus, hélas ! tu ne traîneras aux prières, jamais plus tu ne me raconteras tes histoires de ce lointain Alaska, ton pays que tu avais fui après quelque meurtre malencontreux, jamais plus tu ne répareras mes traînes et mes harnais sempiternellement en morceaux, jamais plus tu n'hériteras de mes vieilles pipes ! Mais ton Atata, ton « grand-père » comme tu me faisais appeler par tes enfants, ne t'oubliera pas de si tôt, et le Seigneur, que tu as servi tard sans doute, mais si fidèlement par la suite, t'aura sûrement réservé un cordial accueil chez Lui !... »

Maintenant, me disais-je le lendemain, je vais pouvoir me payer une promenade à Coppermine, visiter le P. Delalande, me confesser et chercher mon courrier.
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Le soir même, un attelage arrivait de la Terre de Banks : des malades encore !

Comme ce n'est pas grave, j'enverrai simplement des médecines et j'irai plus tard...

En causant d'aventures comiques, de choses et d'autres, l'un des ambassadeurs annonce froidement et en riant à mon Jimmy :

« Hé ! Jim, on est passé par ton camp ; ton fils est mort ce matin !... Non, pas malade ! Etouffé sans doute la nuit en dormant !...

Il ne me reste qu'à dire au papa qui n'est d'ailleurs pas très ému :

— Tu le gèleras et lui feras une petite maison de neige j'irai le chercher à mon retour de Coppermine ! »


« Ha, namaktok, bien Falla », répond-il sans me regarder, en abattant triomphalement la carte qui allait lui gagner le pli.

... Ici aussi nous avons gagné un pli mais pas encore la partie, ce sera la conversion de tous les habitants du dos de la terre.

Comme par le passé, ce sera long peut-être, dur sûrement, mais la Croix se dresse et brille au bout du monde. Elle fera le reste !...

Pour moi, cette fondation fut ma petite pierre dans le gigantesque édifice de l'Eglise, mon modeste sillon dans le champ apostolique des Oblats.

Je ne sais si j'y ai eu aucun mérite. Tout ce que je sais, c'est que je fus choisi parce qu'il n'y avait plus personne d'autre.

Je sais surtout que n'importe quel autre eût fait mieux à ma place...

Si bien que, comme disait un autre de ces héros involontaires : « — Si saint Pierre, au dernier jour, oublie d'en parler, ce n'est pas moi qui le lui rappellerai... »
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