CHAPITRE II
OBLAT DE MARIE IMMACULÉE
(suite)
Le choix de l'abbé Turquetil tomba sur les Oblats. La visite du P. Augier avait été l'instrument de la Providence pour le guider à ce moment décisif de sa vie.
Les Oblats de Marie Immaculée forment un corps missionnaire des plus méritants dans l'Église. En conformité avec leur devise. Pauperes evangelizantur, les pauvres sont évangélisés, les missions aux déshérités de la fortune, aux basses classes en Europe, aux sauvages d'Amérique et aux nègres d'Afrique, comme aux naturels d'Asie, sont leur but principal, et leur action dans le monde est l'accomplissement de l'œuvre donnée par Notre-Seigneur comme la preuve de la venue du Messie.
Ailleurs, et comme fin secondaire, ils sont aussi chargés de l'enseignement dans les grands séminaires et dans les collèges (2). La superbe Université d'Ottawa est même entre leurs mains; mais il n'en est pas moins vrai que les missions aux pauvres, aux petits sont leur œuvre principale.
Fondée à Aix en Provence le 25 janvier 1816 par Mgr Charles-Joseph-Eugène de Mazenod, évêque de Marseille. Cette Congrégation fit dès les commencements des prodiges de valeur évangélique. Connu d'abord sous le nom de Missionnaires de Provence, leur Institut s'étendit bientôt aux cinq parties du monde. Le Congo belge, en Afrique, le Laos, en Asie, et le pays du Chaco naguères encore ravagé par la guerre entre le Paraguay et la Bolivie, en Amérique du Sud, sont ses plus récents champs d'apostolat.
Aujourd'hui les Oblats ne comptent pas moins de 4,600 membres profès, parmi lesquels 2.300 sont prêtres, 1.206 frères scolastiques et 1.003 frères convers. Ils possèdent un cardinal, qui est en même temps archevêque résidentiel, celui de Québec (3), un autre archevêque, à Ceylan, et pas moins de quinze évêques, dont celui qui fait l'objet de ces pages n'est certainement pas le moindre.
Mais l'abbé Turquetil était loin de penser à ces dignitaires lorsqu'il se décida à demander son admission dans les rangs de leur Congrégation. En attendant, la question urgente était pour lui d'obtenir l'autorisation de son évêque. Or pendant les vacances, il devait y avoir une grande fête à N.-D. de la Délivrande, la chapelle du pèlerinage étant alors élevée au rang de basilique. Ce fut le jour choisi par quatre jeunes abbés pour demander cette faveur à Mgr Hugonin.
Ils commencèrent par bien prier Notre-Dame de la Délivrande, et c'est alors que, rêvant déjà de fonder une mission en pays païen, l'abbé Turquetil lui promit de donner son nom à la première qu'il établirait, si jamais il avait le bonheur d'en établir.
Puis nos quatre aspirants-missionnaires tirèrent au sort pour savoir qui irait le premier chez Monseigneur. Le sort…
_______________________________________________________________
(2) Sans compter leurs propres juniorats, ou maisons de formation classique pour les élèves qui se destinent à leur propre Congrégation. On en voit au moins un dans chacune de ses « provinces », ou divisions majeures gouvernées par ce qu'on appelle un Provincial. — (3) Le cardinal Guibert, archevêque de Paris, fut l'un des premiers disciples de leur Fondateur.
Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE II
OBLAT DE MARIE IMMACULÉE
(suite)
Puis nos quatre aspirants-missionnaires tirèrent au sort pour savoir qui irait le premier chez Monseigneur. Le sort tomba sur M. Turquetil, qui obtint la permission, pendant que les autres attendaient à la porte. Deux d'entre eux furent admis, le troisième fut éconduit.
C'était le 15 août 1895. Quinze jours plus tard, l'abbé Turquetil entrait au noviciat des Oblats, à Angers, où il prenait le saint habit le 7 septembre. Il avait dix-neuf ans et quatre mois.
Pendant son noviciat, il vit et entendit un missionnaire de l'Afrique australe, qui lui rappela par ses récits la conférence du P. Augier, puis un autre, cette fois de la Colombie
Britannique, le P. A.-G. Morice, « alors dans toute la force de l'âge et bien fait pour enthousiasmer un jeune », comme il devait écrire plus tard. Le Père Morice, après sa causerie, ayant demandé s'il y avait un novice qui aimerait à aller au pays de l'Ours Noir (4), le Frère Turquetil se déclara prêt.
— Et les ours gris? fit le missionnaire.
— J'apprendrai comment les traiter, répondit le novice.
En attendant, même dans cette sainte retraite d'Angers, le Frère Turquetil ne pouvait parfois s'empêcher de faire des siennes. A l'occasion, par exemple, du passage du religieux susmentionné, ayant vu le Père Maître l'accompagner au sortir de la maison, il pensa qu'il allait le conduire jusqu'à la gare. C'en fut assez pour réveiller en lui l'instinct espiègle des jours d'antan. Vite il court vers un frère novice qu'il voulait taquiner d'une manière spéciale.
— Frère Un Tel, le Père Maître vous demande, lui dit-il.
Et il écoute dans un coin pour jouir à son aise de la déconfiture du trop crédule novice. Mais quel n'est pas son étonnement d'entendre une voix bien virile répondre par un vigoureux : entrez ! aux timides coups frappés à sa porte ! Le Père Maître n'avait accompagné son hôte qu'une courte distance ! . . .
— Mon Père, il paraît que vous me demandez, lui dit son visiteur inattendu.
— Aucunement, dit le P. Abhervé. Qui vous a dit que je voulais vous voir?
— Le Frère Turquetil.
— Dites-lui de venir me trouver.
Et notre renard pris à son propre piège en eut pour son compte.
Cette petite leçon dut lui profiter, et sa conduite ultérieure ne put que s'améliorer encore…
______________________________________________
(4) Par allusion au titre d'un livre que le missionnaire venait alors de publier.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE II
OBLAT DE MARIE IMMACULÉE
(suite)
Cette petite leçon dut lui profiter, et sa conduite ultérieure ne put que s'améliorer encore, puisque sa fredaine n'empêcha point son admission aux premiers vœux, qu'il prononça le 8 septembre 1896, jour de la Nativité de la sainte Vierge. Du reste, ses qualités de cœur et d'esprit faisaient beaucoup plus que compenser cette tendance à l'espièglerie, petit legs de l'enfance, qui ne pouvait que disparaître avec l'âge.
Le même mois, le nouvel Oblat entrait au scolasticat de Liège, en Belgique, pour y faire ses études théologiques. C'était la même institution qui, établie d'abord à Autun, France, avait dû émigrer en Irlande sous le coup de la persécution de 1880, qui avait dispersé les religieux français aux quatre coins du ciel.
Le Fr. Turquetil eut l'occasion d'y voir et d'y entendre des missionnaires et des évêques oblats de partout ; mais une conférence de feu Mgr Grouard sur les Esquimaux fit surtout impression sur lui. L'évêque voyageur y décrivait le genre de vie si primitif de ce peuple barbare ; il y disait ses efforts infructueux pour les convertir, et recommandait de bien prier pour qu'un jour l'évangélisation de ces infidèles devint possible (5).
Par suite de cette conférence, le Fr. Turquetil, obsédé de l'idée de ces pauvres gens qui vivaient et mouraient sans la moindre connaissance de Dieu ni la moindre préoccupation d'une vie future, se mit à faire neuvaine sur neuvaine pour obtenir la grâce d'être un jour envoyé chez eux. Toutefois lorsque, à la fin de son scolasticat, on lui demanda quelles pouvaient être ses préférences, où il aimerait à exercer son ministère (6) , il répondit:
— N'importe où, pourvu que ce soit en mission sauvage : pays chauds ou pays froids, mais pas en Europe.
Il était bien toujours Normand. Les grands voyages, l'air de pays lointains, avec cela les occasions de se dévouer, d'exercer son zèle débordant et de faire du bien aux âmes les plus délaissées, voilà ce qui lui allait. Mais comme il avait maintenant la générosité de ne pas confiner son dévouement dans des limites trop précises, Dieu allait lui accorder ce qu'il rêvait depuis si longtemps.
Il fut ordonné prêtre par Sa Grandeur Mgr Heylen, évêque de Namur, qui venait seulement d'entrer en fonctions. De fait, c'était la première ordination du prélat belge, bien connu depuis des cercles eucharistiques (7). C'était le 23 décembre 1899. Désormais prêtre pour l'éternité, le Père Turquetil n'allait pas tarder à devenir missionnaire de fait autant que de nom( 8 ) .
Il lui fallut pourtant attendre encore quelques mois…
__________________________________________________________
(5) Né au diocèse du Mans, Mgr Emile Grouard fut pendant très longtemps l'un des plus grands missionnaires du Grand Nord canadien. — (6) Question qu'on ne pose généralement pas. — (7) II fut longtemps président officiel des Congrès Eucharistiques. — ( 8 ) Le nom officiel des Oblats est « missionnaires oblats ».
Dernière modification par Louis Mc Duff le dim. 28 févr. 2016 2:10, modifié 1 fois.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE II
OBLAT DE MARIE IMMACULÉE
(suite)
Il lui fallut pourtant attendre encore quelques mois, et, en juillet de l'année suivante, il recevait son obédience pour le vicariat apostolique de la Saskatchewan, dans l'Ouest canadien. Dès le 16 août suivant, il s'embarquait, d'abord pour Southampton, Angleterre, et de là pour New-York, où il arrivait le 24. Son bateau faisait partie de la marine marchande allemande: pas un passager français à bord, rien que de l'allemand dans les conversations — ce qui dut lui donner comme un avant-goût des difficultés provenant de la différence de langues qui l'attendaient.
Mais s'il ne pouvait guère prendre part aux entretiens des passagers, il n'en était que plus uni par la pensée aux Cris, aux Montagnais et peut-être aux lointains Esquimaux.
A Prince-Albert, siège de son nouvel évêque Mgr Pascal, O. M. I., qu'il atteignait aux premiers jours de septembre, il reçut son obédience définitive pour la mission du lac Caribou, et partit vingt-quatre heures à peine après son arrivée, vu que, la saison étant déjà avancée, on craignait que les glaces ne lui barrassent le passage.
Sans l'avoir demandé, sans le savoir probablement, il prenait la direction du pays sauvage où l'œuvre de sa vie allait commencer, après quelques années de préparation sur un champ quelque peu différent.
_________________________________________
Chapitre III : Au Lac Caribou.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE III
AU LAC CARIBOU
Le lac Caribou est un vaste réservoir aux baies multiples, dont les eaux, claires et limpides, tour à tour dorment et s'agitent dans un bassin de cent cinquante milles de long sur une trentaine de large dans sa partie septentrionale. Il s'étend du nord au sud, à quelque deux cents milles au sud-est du lac Athabaska, juste entre les 56e et 58e degrés de latitude.
Sa nappe crystalline est comme percée de chaque côté d'une infinité de pointes, ou caps allongés, dont les sombres conifères revêtent, à distance, une teinte bleuâtre et incertaine, tandis qu'en été ses nombreuses îles, dont plusieurs sont de dimensions respectables, semblent, sous l'effet de la chaleur et des conditions atmosphériques qu'elle engendre, s'élever en l'air et s'y tenir suspendues.
Alimenté en partie par la rivière la Hache, qui s'y jette au nord, il se décharge au sud par la rivière Caribou, qui, après un cours d'environ soixante-dix milles, tombe dans la rivière aux Anglais, fameuse dans les annales des traiteurs de fourrures. Celle-ci est aussi appelée la Churchill (1) .
Cette pièce d'eau est assez poissonneuse, de même que la contrée qui l'enserre est giboyeuse. Ce lac et ses environs sont donc faits pour l'Indien beaucoup plus que pour le blanc; car, à part certains morceaux de terre dans le sud, que ne dédaignerait peut-être pas le cultivateur, ce ne sont partout que roches et gravier, sable, mousse et lichens, au travers desquels croît péniblement une végétation malingre et rabougrie.
Ces déserts isolés du reste du monde, par suite de la difficulté de les atteindre, n'étaient pourtant pas une solitude absolue. Ils avaient pour habitants plus ou moins nomades des membres de la grande famille des Indiens dénés, connus sous le nom de Mangeurs de Caribou, qui dénote assez leur genre de vie ordinaire : chasseurs de rennes ou caribous, de la chair desquels ils se nourrissaient.
Au nombre alors d'environ douze cents, ils étaient pour la première fois venus en contact avec le ministre de l'Evangile le 25 mars 1847, époque où une poignée d'entre eux avaient reçu la visite du P. (plus tard Mgr) Taché, 0. M. I., alors stationné à la mission de l'IIe-à-la-Crosse.
Les Mangeurs de Caribou, subdivision de la tribu des Montagnais, ne paraissent pas avoir été à l'origine aussi religieux que les autres branches du stock déné, qui sont plutôt remarquables pour leur inclination naturelle aux choses de Dieu, à l'encontre des Cris, race différente d'aborigènes, leurs voisins, qui, matériels et terre à terre, ne s'en souciaient guère — ce qui me porte à considérer les premiers comme de sang mêlé, ainsi qu'il arrive presque toujours en cas de contiguïté de deux races différentes.
Néanmoins tout nouveau tout beau, et, au cours des visites qu'il fit aux uns et aux autres, le prêtre n'enregistra pas moins de 49 baptêmes, presque tous d'enfants.
L'année suivante fut encore plus heureuse : 71 baptêmes furent alors le résultat pratique de sa course apostolique.
Ces sauvages restèrent alors deux ans sans la visite du missionnaire…
______________________________________________
(1) Cf. Morice, Histoire de l'Eglise Catholique dans l'Ouest canadien, vol. II, p. 144.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE III
AU LAC CARIBOU
(suite)
Ces sauvages restèrent alors deux ans sans la visite du missionnaire. Nommé évêque, Mgr Taché leur envoya alors (1851) le P. Maisonneuve, tout jeune prêtre nouvellement arrivé en Canada, dans le but d'explorer la place en vue d'y établir un poste permanent. Entrepris dans des conditions particulièrement difficiles — quinze jours à traverser le lac dans le sens de sa longueur, à cause des glaces qui, à tout instant, barraient le passage — son voyage fut très pénible, et ne put manquer d'influer sur la décision du Père, qui fut adverse.
Poisson très rare et bien pauvre, assez peu de gibier, point de bois de construction, telles étaient les raisons qu'il jugea militer contre la fondation de la mission projetée.
Ce qu'apprenant, paraît-il, un ministre protestant parla de s'y établir lui-même. Ce fut le coup de grâce pour les pauvres Indiens. De nouveau Dieu allait tirer le bien du mal, par la résolution que prirent alors les autorités ecclésiastiques de se fixer à l'extrémité nord du lac, au bout opposé duquel la compagnie de la baie d'Hudson, les grands commerçants en fourrures du Canada, avait jusque-là eu son fort.
Au cours de 1860, une très humble habitation en grosses perches superposées y fut construite, que le P. Végreville, 0. M. I., son premier prêtre résidant, devait occuper à la fin de l'année ou en janvier 1861. Son compagnon était le P. Alphonse Gasté, originaire de Laval, France, dont la vie allait dès lors s'identifier avec cette lointaine mission, la plus difficile de toutes, selon Mgr Taché, à cause de son très grand isolement, et du caractère exceptionnellement sévère de son climat, pour des raisons qui seront fournies plus loin (2).
Mille péripéties, pas toujours des plus agréables, allaient naturellement s'y succéder, lesquelles ne devaient pourtant pas être sans leurs consolations, puisque, rien qu'entre 1880 et 1884, par exemple, il ne s'y fit pas moins de 255 baptêmes et 41 mariages.
Ce beau résultat accusait de la part du prêtre une somme de travail d'autant plus forte que ces sauvages s'étaient longtemps montrés « rebelles, indifférents et apathiques » (3).
Telle était la mission Saint-Pierre du lac Caribou…
_______________________________________
(2) Cf. Morice, Histoire de l'Eglise dans l'Ouest Canadien, vol. II, p. 145. — (3) Lettre du P. Turquetil, Missions des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, vol. de 1912, p. 280.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE III
AU LAC CARIBOU
(suite)
Telle était la mission Saint-Pierre du lac Caribou, son nom officiel, lorsque le P. Turquetil y arriva en 1900. Nous l'avons laissé à Prince-Albert, près de son nouvel évêque, Mgr Albert Pascal, O. M. I. Il avait à peine eu le temps de faire sa connaissance, qu'il le quittait en bateau plat, appelé berge, en partance pour Cumberland-House. Là résidait un autre Oblat, le P. Ovide Charlebois, que nous rencontrerons encore plus d'une fois sur notre chemin.
Le P. Charlebois était un homme de Dieu s'il en fut.
— Ah ! vous allez au lac Caribou, dit-il au nouveau missionnaire. Savez-vous qu'il a y a des Esquimaux là-bas?
— Non ; on ne me l'a pas dit, répondit Turquetil.
— Il y en a. Aimeriez-vous à vous en occuper ? Vous êtes jeune.
— Oh ! mais certainement, fit le jeune Père, qui se demanda dès lors si par hasard ses neuvaines de scolastique n'étaient point à la veille d'être exaucées.
Il arriva enfin à destination, après un voyage de pas moins de cinq semaines en canot d'écorce, « dégradé » (4) tantôt par la tempête d'automne, tantôt par la glace qui prenait dans les baies d'un large cours d'eau là où il n'y avait pas de courant.
Au lac Caribou, le bon et saint Père Gasté le reçoit à bras ouverts. On parle de toutes sortes de choses, de la France, du voyage, des missions. Puis le jeune prêtre demande :
— Il paraît que vous avez des Esquimaux dans le territoire de votre mission?
Le bon vieux bondit.
— Oh! oui; venez-vous pour vous en occuper?
Et, sans attendre une réponse, il embrasse le jeune Père en disant :
— Voilà trente ans que je demande quelqu'un pour ce ministère. Quel âge avez-vous?
— Vingt-quatre ans et demi.
— Ah ! si l'on m'avait dit alors qu'il fallait encore attendre six ans avant la naissance du prêtre qui viendrait évangéliser ces pauvres gens, je me serais bien découragé. Mais vous voilà. Je verrai donc commencer cette mission. Que Dieu est bon!
Le P. Turquetil était comme Moïse arrivé au seuil de la terre promise; mais, plus heureux que le chef israélite, il allait finir par y entrer, bien qu'une dizaine d'années de préparation pour l'œuvre de sa vie dût s'écouler avant qu'il pût la commencer d'une manière effective.
Ces années il les passa dans l'exercice d'un ministère de routine, ou à peu près. Car la desserte de la mission du lac Caribou ressemble un peu, sous certains rapports, à celle d'une paroisse régulière, bien qu'elle ait comme espèces de succursales de moindres centres indigènes, de nature plus ou moins permanente, comme le lac Brochet, le lac des Bois, la rivière du Petit Poisson, la rivière Rapide, etc., que fréquentent à certaines époques des groupes de sauvages, en vue d'y pêcher ou d'y chasser.
Ces petits centres occasionnent des voyages pas toujours des plus faciles...
__________________________________________________________
(4) Terme du pays signifiant arrêté accidentellement, par un contretemps dû aux éléments, surtout au vent.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE III
AU LAC CARIBOU
(suite)
Ces petits centres occasionnent des voyages pas toujours des plus faciles, au cours desquels le pasteur doit courir après la brebis égarée, ou peu s'en faut. Mais les difficultés qu'ils comportent ne sont rien en comparaison de celles de courses de longue haleine que le missionnaire entreprit presque annuellement, dans le but de se mettre en rapport avec les fameux Esquimaux.
La première eut lieu dès 1901. C'était au cœur de l'hiver, du lendemain de Noël à la fête de Pâques de l'année suivante. Elle ne fut guère féconde qu'en fatigues inouïes et en incroyables souffrances endurées gaiement. L'objectif du P. Turquetil était un certain lac de « l'Ile-qui-dort », à deux cents lieues au nord du lac Caribou. Là il trouva quelques Esquimaux, fort étonnés de voir la Robe Noire, dont ils avaient déjà entendu parler. Ils étaient venus apporter à ses sauvages des peaux de bœufs musqués et des fourrures de renards blancs, qu'ils troquaient contre quelques munitions et instruments de pêche.
Repartis pour leur pays lointain, au nord-est, en assurant que trois ou quatre autres familles allaient sous peu arriver au campement, le missionnaire les attendit longtemps, et, comme personne ne venait, il résolut d'aller lui-même à leur rencontre. Bientôt il débouchait dans ces immensités désertiques connues sous le nom anglais de Barren Lands, ou Terres Stériles, que Turquetil décrit ainsi:
« Toute trace de végétation a disparu. On se croirait sur l'océan glacé, n'étaient les inégalités de terrain, d'ailleurs peu sensibles, car la neige recouvre tout... Enfin, le vent a un peu diminué... A la vue de ce pays malheureux, il semble qu'une malédiction l'ait converti en un affreux désert. De quoi vivent donc ses habitants? Quelles ressources offrent ces immensités de neige durcie par le froid, où paraissent à peine de loin en loin quelques rochers dénudés?
« Par un contraste frappant, le souvenir de la belle France vient accroître encore la tristesse de ce paysage, puis soudain aussi je me sens, heureux d'avoir été appelé à secourir ces pauvres païens, les plus malheureux du monde vraiment.
« Il faisait grand froid, plus de 50 degrés au-dessous de zéro; nous entendions distinctement le sifflement de notre respiration au contact de l'air froid, et parfois aussi nous la voyions retomber en fine poussière blanche. J'éprouvais parfois comme l'impression d'un glaçon qui m'aurait pénétré dans la tête, et c'était là, pour moi du moins, la souffrance la plus cruelle. Pas de bois pour faire le thé ; il faut courir, courir toute la journée sans thé, sans feu, malgré la fatigue et le froid excessif » (5) .
Ces extraordinaires conditions atmosphériques, que le lecteur veuille bien se le rappeler une fois pour toutes, viennent de la proximité de ces régions désolées de l'immense baie d'Hudson, dont les côtes sont comme léchées, à une courte distance, par le courant sous-marin du pôle nord, qui refroidit considérablement tout l'Est de l'Amérique du Nord (6). Le P. Turquetil n'avait probablement pas atteint le 60e degré de latitude; mais, dans le désert canadien qu'il parcourait, le climat est au moins aussi froid que dans celui du 65e du côté ouest du continent.
Et cette différence se fait sentir même à l'intérieur des terres: plus vous approchez de l'Ouest, réchauffé par le courant, ou stream, du Japon, plus tempéré est le climat.
Ajoutons à cela…
___________________________________________________________
(5) Missions des Oblats de Marie Immaculée pour 1904, pp. 52-53. — (6) En sorte qu'un point d'une certaine latitude en ce pays est infiniment plus froid qu'un autre point de la même latitude en Europe.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE III
AU LAC CARIBOU
(suite)
Ajoutons à cela les mille inconvénients qui découlent d'un froid si perçant, et nous aurons quelque idée des efforts héroïques qu'il faut faire pour pouvoir simplement marcher.« Nous avançons avec peine », écrit le missionnaire, qui est pourtant loin de prendre les choses au tragique, « moi surtout, car la veille je m'étais laissé geler à moitié le genou gauche, et une douleur violente m'empêchait de plier la jambe. Comme mes compagnons d'ailleurs, j'avais le visage profondément gelé, et, avec nos joues et nos nez noirs, nous ressemblions moins à des Indiens qu'à des nègres du Congo » (7) .
Le lendemain, suprême déception! On avait annoncé le voisinage des huttes en neige des Esquimaux : on les trouve bien, mais elles sont désertes ! Douze familles ont séjourné là ; leur passage est fortement accusé par une saleté repoussante et une odeur nauséabonde dans les huttes, dont l'une abrite un cadavre « enterré » à l'esquimaude, c'est-à-dire recouvert de quelques roches (8). Mais, effrayés par la mort d'un des leurs, ils ont repris la direction du Nord.
Tant de peine pour si peu ! Mais Dieu a compté les pas de son envoyé: il récompense jusqu'à un simple verre d'eau donné en son nom !
Sur le retour, après un long jeûne forcé, un caribou leur offre, tout près, une belle cible; mais après qu'un de ses compagnons l'a manqué plusieurs fois, le missionnaire, pressuré par la faim et transi de froid, essaie à plusieurs reprises de charger son arme. A peine s'est-il sorti les mains de ses énormes mitaines (9) , que la gelée le pénètre au point que ses doigts engourdis se refusent à saisir la cartouche, qui lui échappe à chaque fois.
Décidément, c'est jouer de malheur.
Bien des voyages semblables furent pour notre jeune apôtre marqués au coin de l'épreuve. Celui-là faillit dégénérer en désastre: disette de vivres par une température de plus de 55º, sans feu ni aucune nourriture pendant trois jours.
Une autre fois, ce furent cinq jours consécutifs sans une bouchée à se mettre sous la dent. Mais, disait le Père, c'était au printemps, donc pas de danger, et, ajoutait-il, vous auriez dû voir la quantité de poisson cru, et tout vivant, que j'ai engloutie lorsque je réussis à en prendre. Instinctivement, je me retournais pour voir si quelqu'un m'avait observé. Cela me paraissait incroyable que j'avais mordu ainsi
dans du poisson vivant, qui se débattait dans ma bouche et que j'y serrais de toutes mes forces; mais je le trouvais bon et, depuis que je suis chez les Esquimaux, je ne regarde plus si quelqu'un me voit. C'est le contraire; je regarde ceux qui n'osent pas en faire autant, et en conclus qu'ils n'ont pas faim!
Un second essai d'apostolat chez les Esquimaux…
______________________________________________
(7) Ibid., p. 53. —
(8) Voir l'image suivante :
— (9) Toujours en fourrures, cette indispensable partie de l'accoutrement missionnaire est suspendue de chaque côté par un cordon passant en arrière du cou.
- Louis Mc Duff
- Messages : 420
- Inscription : dim. 10 déc. 2006 1:00
Re: Mgr Turquetil, Apôtre des Esquimaux.
CHAPITRE III
AU LAC CARIBOU
(suite)
Un second essai d'apostolat chez les Esquimaux ne fut guère plus heureux. Evidemment il était écrit que le démon aurait toute liberté d'entraver son action chez les infidèles, jusqu'à ce que sa patience et son inlassable persévérance eussent remporté la victoire sur l'ennemi de tout bien. Le résultat net de cette seconde tournée fut de s'aboucher avec un chef avec lequel il s'entendit pour un nouveau voyage.
Au retour, la faim l'éprouva encore plus cruellement; trois de ses chiens de trait (qui valent un cheval dans ces contrées sauvages) moururent de faim. Les voyageurs avaient bien caché des provisions pour le retour, mais le « diable des bois », ainsi que les indigènes appellent le carcajou, animal qui est le type achevé du voleur habile et sans vergogne, avait passé par là, et naturellement n'avait rien laissé pour les propriétaires.
Aussi ses compagnons et lui avaient-ils juré de lui faire payer cher ses vols et déprédations s'ils pouvaient jamais mettre la main sur l'un d'eux. Et ce fut l'occasion d'un comique incident au cours d'une autre de leurs randonnées.
Il arriva donc que Turquetil et un guide métis tombèrent un jour sur une de ces vilaines bêtes…
Qui est en ligne ?
Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 2 invités