LE MESSAGE
Soeur Edouard entonne ici le Magnificat «
sur le grand ton de Bretagne ». Avant la fin du premier verset, les enfants s'écrient ensemble :
—
V'là cor' de què qui s'fait ! vlà un bâton !
Dans l'intervalle entre le toit de la maison et les pieds de l'apparition restée à la même place, tandis qu'elle grandissait, une banderole blanche est apparue, presque aussi longue que la maison Guidecoq : « d'une cheminée à l'autre ».
—
V'là un bâton, s'écrient les enfants.
Sur le fond clair, un trait vertical s'est formé, comme sur la première page d'un cahier d'écolier, mais il se prolonge vers la droite, descend en diagonale à mi-jambage, remonte...
—
C'est un M !
Après un temps de silence, ils reprennent :
—
V'là un A ! « Mais priez... ».
Le tracé continue lentement «
sans hésitation ni retouche », couleur d'or : «
des lettres comme dans les livres », disent les enfants ; des capitales d'imprimerie, préciseront-ils plus tard. Le chant du Magnificat s'est interrompu pour écouter leur déchiffrage.
Ils épellent «
à qui mieux mieux » les lettres suivantes : s. La conjonction
MAIS reste seule pendant dix minutes.
A ce moment, les enfants sont à quelque distance les uns des autres. Tandis qu'ils épelaient, soeur Vitaline avait émis l'idée qu'ils pouvaient s'entendre et s'influencer les uns les autres.
—
Il faut les séparer !
Aussitôt dit, aussitôt fait, car la foule se résigne mal à ne pas voir. La soeur a donc séparé les enfants, à sa droite et à sa gauche. Jeanne-Marie et Joseph, plus petits, placés en face de la murette qui borde la cour des Guidecoq, protestent :
—
Je ne suis pas bien là ! dit Jeanne-Marie.
Elle revient devant la grange, au milieu de la route. Joseph, de même. La séparation n'a pas duré.
Un habitant du hameau, le charretier Joseph Babin, arrive en catastrophe d'Ernée, où il était parti à cinq heures ce matin. Il en ramène les nouvelles.
—
Vous n'avez qu'à prier, les Prussiens sont à Laval !
La foule ne se trouble pas. Elle continue sa prière.
—
Ils seraient à l'entrée du village que nous n'aurions pas peur, dit une femme.
Ce calme impressionne Babin. On le met au courant. Il attache, au plus près, le cheval fourbu qu'il tenait par la bride, et s'unit à la prière commune.
Le Magnificat s'achève. Pendant ce temps-là, en trois ou quatre minutes, les mots ont fini de se former. Les enfants, qui les ont épelés au fur et à mesure, lisent ensemble :
MAIS PRIEZ MES ENFANTS
«
Maintes fois » on leur fait répéter, en cherchant à les embrouiller. Ils réitèrent, sans hésitation. Plus d'un s'étonne de cet accord et de la correction du texte, qui dépasse leurs capacités orthographiques. Dans les jours suivants, toutefois, une objection sera faite :
—
Un discours ne peut commencer par mais. Cette conjonction adversative suppose une phrase antérieure. C'est une faute de grammaire.
Jeanne-Marie Lebossé répondra vivement :
—
Soeur Vitaline sait pourtant bien le français. Eh bin ! quand elle est lassée de voir qu'on n'travaille point, è donne un grand coup de pied sur l'estrade, et pis è dit : Mais étudiez donc ! Mais étudiez donc !
De fait, nous avons entendu Victoire, la mère, dire au début de l'apparition, en frappant Joseph au bras : «
Mais vas-tu te taire ! Mais vas-tu te taire ! ». Le «
mais » a d'autant plus d'énergie qu'il n'enchaîne pas avec un discours, mais avec la réalité même d'une situation à faire cesser.
Les incrédules n'osent plus rire. Certains pleurent doucement. Dans le ciel, la Dame sourit toujours. Il est environ sept heures et demie. Voilà plus d'une heure que cela dure.
Le groupe s'organise. On ouvre le grand portail. La grange offre un sol plus chaud que la neige. Les gens y prennent place, debout. Sur le seuil, ils installent des chaises pour les voyants, qui se lèvent souvent pour manifester leurs perceptions et leur enthousiasme.
La prière s'interrompt pour écouter leurs communications, chaque fois que, là-haut, quelque élément change, comme pour interpeller ce peuple suppliant.
—
Il faut chanter les litanies à la sainte Vierge et la prier de manifester sa volonté, dit le curé.
Dès la première invocation, lancée par soeur Edouard, les enfants s'écrient :
—
V'là cor de què qui s'fait ! V'là cor des lettres. C'est un D.
Ils épellent, avec émulation, la phrase qui se forme sur la même ligne que la précédente :
DIEU VOUS EXAUCERA EN PEU DE TEMPS.
Cette promesse provoque beaucoup de joie à l'heure de tant de craintes. La même joie se manifeste dans le ciel :
—
V'là où è rit... V'là où è rit ! (Voilà qu'elle rit), s'écrient les enfants qui rient eux-mêmes de bonheur.
Il n'y a qu'un mot en patois pour exprimer «
rire et sourire ».
Cependant, au bout de la banderole, un gros point, de même taille et de même lumière que les lettres, est venu marquer la fin de ce message.
... «
Gros comme un soleil », disent les enfants.
C'est durant cette phase que se situe l'aventure de Mariette Guidecoq, la belle-soeur de Jean «
l'homme au mouchoué de soie ». Présente au debut de l'apparition, elle avait ostensiblement regagné sa maison. Elle était sceptique.
—
Le curé ne voit rien, ni les soeur s, ni moi... Les enfants non plus ! La vue leur beluette, se disais-elle.
Beluette, vient du patois
belo, qui signifie un éblouissement.
Elle revient pendant les litanies, et veut. repartir, incrédule plus qu'avant. Mais ses jambes fléchissent. Elle tombe à genoux, clouée sur place. Elle prie, pleure... et croit. Mais elle ne peut se résigner à ne pas voir. Elle va scruter le ciel de l'autre côté de la maison. Sans succès. Elle se décide alors à revenir prier avec les autres.
Elle a prévenu, au passage, le charpentier Avice, chez qui elle a vu de la lumière :
—
Basile, venez donc à la grange de Beriot... des enfants voient la sainte Vierge.
Il la suit avec ses deux filles, il porte dans ses bras son fils Auguste, âgé de quatre ans. Le petit garçon regarde et «
dit très doucement » :
—
Je vois bien aussi, moi.
—
Qu'est-ce que tu vois ? dit le père.
—
Une belle Dame une robe bleue avec des étoiles comme dans l'église, mais belle.
—
Tu ne sais pas seulement ce que c'est que du bleu.
Il pense que l'enfant répète un mot entendu.
—
Si, dit Auguste,
le dimanche j'ai un gilet à manches bleues.
La conversation est remarquée.
—
Le petit Avice voit aussi.
Le charpentier coupe court aux réflexions.
—
Est-ce qu'on peut se fier à un enfant de cet âge ! Il est comme tous les enfants. Il répète ce qu'il entend.
Ceux qui ont remarqué s'approchent néanmoins. Le père les arrête d'un geste et dit à Auguste :
—
Ne dis plus rien, regarde seulement. Tu parleras à la maison.
Il contemplera, tout heureux jusqu'à la fin, sans avoir froid, tandis que les deux filles grelottent. Retour à la maison, le père l'interrogera, puis se fera sévère.
—
Si on te demande : Tu as vu la sainte Vierge ?, tu diras : «
Je suis trop petit ».
Il donnera la même consigne à ses filles en ajoutant un motif au poids de son autorité :
—
Nous sommes pauvres, et l'on pourrait croire que c'est pour que l'on nous donne... Je ne veux point attirer du monde chez nous.
Les curieux, et même les enquêteurs de l'évêché, se heurteront à cette réponse imperturbable :
—
Il est trop petit. Il ne sait rien.
Le secret ne percera pas, même après la mort du père, jusqu'en 1915...
Tandis que la famille Avice arrivait, la foule entonnait un nouveau chant : l'
Inviolata. Des lettres apparaissent alors sur une deuxième ligne, en dessous de la première. D'abord un
M sous le
E du mot
ENFANTS.
—
E va cor ecrire : MAIS PRIEZ, MES ENFANTS, suppose Jeanne-Marie Lebossé. E cre p'tét bin qu'on n'a pas pu la lire. (Elle croit peut-être qu'on n'a pas pu la lire).
Non ! Arrivés à l'invocation
O Mater Alma Christi carissima (O douce et bien-aimée Mère du Christ), les voyants ont épelé :
MON FILS
—
C'est la sainte Vierge, s'exclame-t-on.
Jusqu'ici les voyants n'avaient pas osé l'identifier. A ces paroles :
mon Fils, ils la reconnaissent.
Les coeurs sont chaleureux, malgré la neige, et illuminés dans la nuit d'hiver.
Pendant la fin de la prose et pendant le
Salve Regina qui suit, deux mots sont tracés sur l'écriteau :
SE LAISSE
—
Ça n'a pas de sens, dit la maîtresse d'école, soeur Vitaline, qui a pris une chaise au milieu des voyants.
Regardez bien, il y a sans doute : « MON FILS SE LASSE ».
—
Mais non, ma soeur, il y a un I.
Ils épellent plusieurs fois et soudain :
—
Allez donc, çà n'est pas cor fini. V'là cor des lettres.
Avant la fin du Salve, la phrase est complète :
MON FILS SE LAISSE TOUCHER.
Ces mots forment une deuxième ligne, bien centrée au-dessous de la première, deux fois plus longue.
Un grand trait de lumière dorée vient souligner cette deuxième partie du message.
Les chants ont cessé. La foule prie dans un silence que les enfants interrompent en relisant de temps à autre l'inscription maintenant complète :
MAIS PRIEZ MES ENFANTS DIEU VOUS EXAUCERA EN PEU DE TEMPS
MON FILS SE LAISSE TOUCHER
La dernière phrase commençait au-dessous du mot
ENFANTS, ont précisé les voyants. Les typographes peuvent constater que cette indication donne une deuxième ligne parfaitement centrée.
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