Ajoutez que l'obligation de réparer l'honneur est de toutes la plus absolue, et, comme j'ai dit, la moins exposée aux prétextes de l'amour-propre, qui pourraient l'affaiblir. Car en vain l'amour-propre nous suggère-t-il des raisons et des excuses pour nous décharger d'un devoir aussi pressant que celui-là ; ces excuses et ces raisons sont autant d'impostures de l'esprit du monde, qui se détruisent d'elles-mêmes, pour peu que nous voulions les examiner. En effet, quand on nous parle de restituer un bien mal acquis, nous nous en défendons par le prétexte de l'impossibilité. Souvent cette impossibilité est chimérique, quelquefois elle est réelle : Dieu, qui ne se peut tromper, en sera le juge. Mais quand il s'agit de l'honneur de nos frères, qu'avons-nous à alléguer ? Nous nous flattons (car il en faut venir à l'induction, et ne pas craindre que cette morale dégénère de la dignité de la chaire, puisqu'en réfutant nos erreurs elle nous développera la loi de Dieu), nous nous flattons de n'être point obligés à réparer une médisance, parce que nous n'en sommes pas, disons-nous, les premiers auteurs, et que nous n'avons parlé que sur le rapport d'autrui ; mais dans un sujet où la charité était blessée, le rapport d'autrui était-il pour nous une caution sûre ? fallait-il déférer à ce rapport ? voudrions-nous que, sur la foi des autres, on crût de nous indifféremment tout ce qui se dit ? un péché peut-il jamais servir d'excuse à un autre péché ; et le jugement téméraire, qui de lui-même est un désordre, dispenserait-il de la réparation d'un second désordre, qui est la médisance ?
Nous prétendons que le bruit commun avait rendu la chose publique. Mais n'est-ce pas, disait Tertullien, ce bruit commun qui publie tous les jours les plus noirs mensonges, et qui les répand dans le monde avec le même succès que les plus constantes vérités ? n'est-ce pas le caractère de ce bruit commun, de ne subsister que pendant qu'il impose, et de s'évanouir du moment qu'il n'impose plus ? Nonne hæc est famæ conditio, ut non nisi eum mentitur perseveret (Tertul.)? Cependant, poursuivait-il, c'est ce bruit commun que l'on nous objecte continuellement, et dont on s'autorise pour ne nous rendre aucune justice : Hæc tamen profertur in nos sola testis. Or il serait bien étrange qu'une chose si frivole pût anéantir une obligation si sainte.
Je vais plus avant. Nous nous figurons en être quittes devant Dieu, parce que nous n'avons rien dit que de vrai ; mais, pour être vrai, nous est-il permis de le révéler ? N'est-ce pas assez qu'il fût secret, pour devoir être respecté de nous ? avons-nous droit sur toutes les vérités ? consentirions-nous que tout ce qui est vrai de nos personnes fût découvert et manifesté ? ne compterions-nous pas cette entreprise pour une injure atroce, dont il n'y a point de satisfaction que nous ne dussions attendre ? et pourquoi, raisonnant ainsi pour nous-mêmes, ne suivons-nous pas les mêmes principes en faveur des autres ? Nous nous persuadons que la médisance qui nous est échappée n'a que légèrement intéressé le prochain ; mais en sommes-nous juges compétents ? avons-nous bien pesé jusqu'où peut aller cet intérêt du prochain ? le devons-nous mesurer selon les vues d'une raison telle qu'est la nôtre, toujours préoccupée, et toujours disposée à prendre le parti qui la favorise ? si c'était notre intérêt propre, en formerions-nous le même jugement ? Ce n'a été, dit-on, qu'une raillerie ; mais en faut-il souvent davantage pour causer un tort infini, et ne sont-ce pas les railleries qui font les plaies les plus vives, les plus cruelles et les plus sanglantes ? Nous l'avons dit innocemment ; mais quand on en conviendrait, en serions-nous plus à couvert ? un honneur détruit, quoique innocemment, en est-il moins détruit ? et la loi naturelle ne veut-elle pas que nous guérissions les maux dont nous sommes même la cause innocente, comme elle nous oblige à restituer les biens que nous aurions innocemment usurpés ?
Achevons, Chrétiens, de renverser les vains fondements sur quoi notre iniquité s'appuie. Ce que j'ai dit au désavantage, de celui-ci n'est qu'une confidence d'ami que j'ai cru pouvoir faire à celui-là. Voilà, mes Frères, répond saint Ambroise, l'écueil de la charité : c'est une confidence que j'ai faite, et je ne m'en suis ouvert qu'a mon ami : comme s'il vous était libre de me ruiner de crédit et d'honneur auprès de votre ami ; comme si, pour être votre ami, ce m'était un moindre outrage d'être diffamé dans son esprit ; comme si cet homme que vous traitez d'ami n'avait pas lui-même d'autres amis à qui confier le même secret ; comme si le secret d'une médisance, bien loin d'en diminuer la malignité, ne l'augmentait pas dans un sens, puisque c'est ce secret même qui m'ôte le moyen de me justifier devant cet ami. Tout cela est de saint Ambroise ; et ce qu'il enseignait, Chrétiens, il le pratiquait : car ayant un frère d'une prudence consommée, et qui lui était, comme l'on sait, uniquement cher, il ne laissait pas d'avoir fait ce pacte avec lui, qu'ils ne se communiqueraient jamais l'un à l'autre aucun secret préjudiciable à l'honneur du prochain ; condition que ce frère si sage et si droit accepta sans peine ; et saint Ambroise, pour notre instruction, a bien voulu en faire un point de son éloge funèbre : Erant omnia communia, individuus spiritus, individuus affectus ; unum hoc non erat commune, secretum (S. Amb.) ; Entre lui et moi tout était commun, inclinations, pensées, intérêts ; notre seule réserve était sur ce qui touchait la réputation d'autrui ; ce que nous observions, dit-il, non pas par un principe de défiance, mais pour le respect de la charité : Non quo confitendi periculum vereremur, sed ut divinæ charitatis tueremur fidem. La règle donc inviolable pour lui était, sur cet article, de ne pas découvrir à son frère ce qu'il aurait celé à un étranger : Et hoc erat fidei indicium, quod non esset extraneo proditum, id non fuisse cum fratre collatum. En effet, ce sont ces criminelles confidences qui rendent le péché que je combats non-seulement pernicieux, mais contagieux : car on a dans le monde un ami que l'on fait le dépositaire et le complice de sa médisance ; celui-ci en a un autre, duquel il a éprouvé la fidélité ; cet autre en a un troisième, dont il ne se tient pas moins sûr : ainsi, sous ombre de confidence, un homme est décrié dans toute une ville ; et vous, qui êtes la première source de ce désordre, n'en devenez-vous pas solidairement responsable à Dieu ?
(à suivre)