Sermon sur la médisance

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Laetitia
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Re: Sermon sur la médisance

Message par Laetitia »

 Ajoutez que l'obligation de réparer l'honneur est de toutes la plus absolue, et, comme j'ai dit, la moins exposée aux prétextes de l'amour-propre, qui pourraient l'affaiblir. Car en vain l'amour-propre nous suggère-t-il des raisons et des excuses pour nous décharger d'un devoir aussi pressant que celui-là ; ces excuses et ces raisons sont autant d'impostures de l'esprit du monde, qui se détruisent d'elles-mêmes, pour peu que nous voulions les examiner. En effet, quand on nous parle de restituer un bien mal acquis, nous nous en défendons par le prétexte de l'impossibilité. Souvent cette impossibilité est chimérique, quelquefois elle est réelle : Dieu, qui ne se peut tromper, en sera le juge. Mais quand il s'agit de l'honneur de nos frères, qu'avons-nous à alléguer ? Nous nous flattons (car il en faut venir à l'induction, et ne pas craindre que cette morale dégénère de la dignité de la chaire, puisqu'en réfutant nos erreurs elle nous développera la loi de Dieu), nous nous flattons de n'être point obligés à réparer une médisance, parce que nous n'en sommes pas, disons-nous, les premiers auteurs, et que nous n'avons parlé que sur le rapport d'autrui ; mais dans un sujet où la charité était blessée, le rapport d'autrui était-il pour nous une caution sûre ? fallait-il déférer à ce rapport ? voudrions-nous que, sur la foi des autres, on crût de nous indifféremment tout ce qui se dit ? un péché peut-il jamais servir d'excuse à un autre péché ; et le jugement téméraire, qui de lui-même est un désordre, dispenserait-il de la réparation d'un second désordre, qui est la médisance ?

Nous prétendons que le bruit commun avait rendu la chose publique. Mais n'est-ce pas, disait Tertullien, ce bruit commun qui publie tous les jours les plus noirs mensonges, et qui les répand dans le monde avec le même succès que les plus constantes vérités ? n'est-ce pas le caractère de ce bruit commun, de ne subsister que pendant qu'il impose, et de s'évanouir du moment qu'il n'impose plus ? Nonne hæc est famæ conditio, ut non nisi eum mentitur perseveret (Tertul.)? Cependant, poursuivait-il, c'est ce bruit commun que l'on nous objecte continuellement, et dont on s'autorise pour ne nous rendre aucune justice : Hæc tamen profertur in nos sola testis. Or il serait bien étrange qu'une chose si frivole pût anéantir une obligation si sainte.

Je vais plus avant. Nous nous figurons en être quittes devant Dieu, parce que nous n'avons rien dit que de vrai ; mais, pour être vrai, nous est-il permis de le révéler ? N'est-ce pas assez qu'il fût secret, pour devoir être respecté de nous ? avons-nous droit sur toutes les vérités ? consentirions-nous que tout ce qui est vrai de nos personnes fût découvert et manifesté ? ne compterions-nous pas cette entreprise pour une injure atroce, dont il n'y a point de satisfaction que nous ne dussions attendre ? et pourquoi, raisonnant ainsi pour nous-mêmes, ne suivons-nous pas les mêmes principes en faveur des autres ? Nous nous persuadons que la médisance qui nous est échappée n'a que légèrement intéressé le prochain ; mais en sommes-nous juges compétents ? avons-nous bien pesé jusqu'où peut aller cet intérêt du prochain ? le devons-nous mesurer selon les vues d'une raison telle qu'est la nôtre, toujours préoccupée, et toujours disposée à prendre le parti qui la favorise ? si c'était notre intérêt propre, en formerions-nous le même jugement ? Ce n'a été, dit-on, qu'une raillerie ; mais en faut-il souvent davantage pour causer un tort infini, et ne sont-ce pas les railleries qui font les plaies les plus vives, les plus cruelles et les plus sanglantes ? Nous l'avons dit innocemment ; mais quand on en conviendrait, en serions-nous plus à couvert ? un honneur détruit, quoique innocemment, en est-il moins détruit ? et la loi naturelle ne veut-elle pas que nous guérissions les maux dont nous sommes même la cause innocente, comme elle nous oblige à restituer les biens que nous aurions innocemment usurpés ?

Achevons, Chrétiens, de renverser les vains fondements sur quoi notre iniquité s'appuie. Ce que j'ai dit au désavantage, de celui-ci n'est qu'une confidence d'ami que j'ai cru pouvoir faire à celui-là. Voilà, mes Frères, répond saint Ambroise, l'écueil de la charité : c'est une confidence que j'ai faite, et je ne m'en suis ouvert qu'a mon ami : comme s'il vous était libre de me ruiner de crédit et d'honneur auprès de votre ami ; comme si, pour être votre ami, ce m'était un moindre outrage d'être diffamé dans son esprit ; comme si  cet homme que vous traitez d'ami n'avait pas lui-même d'autres amis à qui confier le même secret ; comme si le secret d'une médisance, bien loin d'en diminuer la malignité, ne l'augmentait pas dans un sens, puisque c'est ce secret même qui m'ôte le moyen de  me justifier  devant  cet ami. Tout cela est de saint Ambroise ; et ce qu'il enseignait, Chrétiens, il le pratiquait : car ayant un frère d'une prudence consommée, et qui lui était, comme l'on sait, uniquement cher, il ne laissait pas d'avoir fait ce pacte avec lui, qu'ils ne se communiqueraient jamais l'un à l'autre aucun secret préjudiciable à l'honneur du prochain ; condition que ce frère si sage et si droit accepta sans  peine ; et saint Ambroise, pour notre instruction, a bien voulu en faire un point de son éloge funèbre : Erant omnia communia, individuus spiritus, individuus affectus ; unum hoc non erat commune, secretum (S. Amb.) ; Entre lui et moi tout était commun, inclinations, pensées, intérêts ; notre seule réserve était sur ce qui touchait la réputation d'autrui ; ce que nous observions, dit-il, non pas par un principe de défiance, mais pour le respect de la charité : Non quo confitendi periculum vereremur, sed ut divinæ charitatis tueremur fidem. La règle donc inviolable pour lui était, sur cet article, de ne pas découvrir à son frère ce qu'il aurait celé à un étranger : Et hoc erat fidei indicium, quod non esset extraneo proditum, id non fuisse cum fratre collatum. En effet, ce sont ces criminelles confidences qui rendent le péché que je combats non-seulement pernicieux, mais contagieux : car on a dans le monde un ami que l'on fait le dépositaire et le complice de sa médisance ; celui-ci en a un autre, duquel il a éprouvé la fidélité ; cet autre en a un troisième, dont il ne se tient pas moins sûr : ainsi, sous ombre de confidence, un homme est décrié dans toute une ville ; et vous, qui êtes la première source de ce désordre, n'en devenez-vous pas solidairement responsable à Dieu ?

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Laetitia
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Re: Sermon sur la médisance

Message par Laetitia »

 Car voici, mes chers auditeurs, le dernier caractère de ce péché : c'est qu'outre l'honneur qu'il attaque et qu'il blesse directement, il a mille autres suites déplorables, qui sont, dans la doctrine des théologiens, autant de charges pesantes pour la conscience. L'ignorez-vous, et mille épreuves ne doivent-elles pas vous avoir appris quels dommages dans la société humaine la médisance peut causer, et de quels maux elle est suivie ? Il était d'une importance extrême pour l'établissement de cette jeune personne que sa vertu fût hors de tout soupçon ; mais vous ne vous êtes pas contenté d'en donner certains soupçons, vous avez fait connaître toute sa faiblesse, et la chute malheureuse où l'a conduite une fatale occasion. Elle l'avait pleurée devant Dieu, elle s'en était préservée avec sagesse en bien d'autres rencontres, elle marchait dans un bon chemin, et gardait toutes les bienséances de son sexe ; mais parce que vous avez parlé, la voilà honteusement délaissée, et pour jamais hors d'état de prétendre à rien dans le monde.

Il n'était pas d'une moindre conséquence pour cet homme de se maintenir dans un crédit qui faisait valoir son négoce, et qui contribuait à l'avancement de ses affaires ; mais parce que vous n'avez pas caché selon les règles de la charité chrétienne quelques fautes qui lui sont échappées, et qu'il avait peut-être pris soin de réparer, vous déconcertez toutes ses mesures, et vous l'exposez à une ruine entière.

Ce mari et cette femme vivaient bien ensemble, et par l'union des cœurs entretenaient dans leur famille la paix et l'ordre ; mais un discours que vous avez tenu mal à propos a fait naître dans l'esprit de l'un de fâcheuses idées contre l'autre ; et de là le refroidissement, le trouble, une guerre intestine qui les a divisés, et qui va bientôt les porter à un divorce scandaleux.

Je serais infini si j'entreprenais de produire ici tous les exemples que l'usage de la vie nous fournit. Que fera ce domestique dont vous avez rendu la fidélité douteuse, et où trouvera-t-il à se placer ? de quels poids, pour réprimer la licence et pour administrer la justice, sera l'autorité de ce juge, après les bruits qui ont couru de lui, et que vous avez partout semés ? quelle créance aura-t-on en cet ecclésiastique ; et avec quel fruit exercera-t-il son ministère, depuis les sinistres impressions qu'on en a prises sur une parole qu'on a entendue de vous, et qui ne servait qu'à en inspirer du mépris ? Un homme est perdu sans ressource, pour un mot dit par un grand, dit à un grand, dit devant un grand : car il est vrai, grands du monde, que si la médisance est à craindre partout, elle n'a jamais de plus funestes effets que lorsqu'elle vient de vous, que lorsqu'elle se fait devant vous, que lorsqu'elle s'adresse à vous.

Par rapport aux grands, soit qu'ils parlent, soit qu'ils écoutent, il n'y a point de médisance simple : elles sont toutes compliquées ; c'est-à-dire qu'on ne médit guère en présence des grands, et qu'ils ne médisent point eux-mêmes sans ruiner, sans désoler, sans diviser, sans troubler et renverser. Parmi le peuple et dans les conditions médiocres, il y a bien des médisances qui tombent, et qui, toutes grièves qu'elles paraissent sont presque sans conséquence ; mais, de la part des grands et à l'égard des grands, rien qui ne porte coup, rien qui ne fasse de profondes blessures et qui ne soit capable de donner la mort.

Or, voilà ce qu'il faut réparer. Les grands ne sont pas plus dispensés de cette obligation que les autres : tout élevés qu'ils sont au-dessus de leurs sujets, ils leur doivent la justice ; et s'ils n'en rendent pas compte aux hommes, ils en rendront compte à Dieu.

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Laetitia
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Re: Sermon sur la médisance

Message par Laetitia »

  Bourdaloue a écrit : N'ai-je donc pas toujours raison de m'étonner que la médisance étant si préjudiciable aux hommes, on soit néanmoins si peu vigilant et si peu circonspect pour s'en abstenir ? Mais savez-vous, Chrétiens, ce qui m'étonne encore plus ? c'est que dans un siècle tel que le nôtre, je veux dire dans un siècle où nous n'entendons parler que de réforme et de morale étroite, on voie des gens pleins de zèle, à ce qu'il semble, pour la discipline de l’Église et pour la sévérité de l’Évangile, suivre toutefois les principes les plus larges sur un des devoirs les plus rigoureux de la justice chrétienne, qui est la restitution de l'honneur et sa réparation. Un homme aura passé toute sa vie à décrier, non-seulement quelques particuliers, mais des sociétés entières ; il aura employé ses soins à réveiller mille faits injurieux et calomnieux ; et comme si ce n'était pas assez de les avoir débités de vive voix, et d'en avoir informé toute la terre, ou par lui-même, ou par d'autres animés de son esprit, il se sera servi de la plume pour les tracer sur le papier, et pour en perpétuer la mémoire dans les âges futurs : cependant cet homme meurt, et sur tout cela l'on ne voit de sa part nulle satisfaction ; on ne pense pas même à entrer pour lui là-dessus en quelque scrupule, et sans hésiter on dit : C'était un homme de bien, c'était un grand, serviteur de Dieu ; il est mort dans des sentiments de piété qui perpétraient les cœurs et qui ont édifié tout le monde. Je le veux, mes Frères, et je ne rabattrai rien de l'opinion de sa bonne vie ; mais après tout trois choses me font de la peine : l'une qu'il est incontestablement chargé d'une multitude infinie de médisances, et de médisances atroces ; l'autre, que toute médisance qui n'est pas réparée autant qu'elle pouvait et qu'elle devait l'être, devient dès lors au jugement de Dieu, et selon la doctrine la plus relâchée, un titre certain de condamnation ; et la troisième enfin, qu'il ne paraît rien qui donne à connaître que ce mourant ait marqué quelque repentir de ses médisances passées, et qu'il ait pris quelques mesures pour les effacer. Voilà ce que je vous laisse concilier avec la sainteté de la vie et la sainteté de la mort. C'est un mystère pour moi incompréhensible, et un secret que j'ignore.

Ah ! Chrétiens, faisons mieux, et, sans juger personne, jugeons-nous nous-mêmes. Apprenons à nous taire quand la réputation du prochain y peut être intéressée ; et apprenons à parler quand il est du même intérêt que nous lui rendions ce que notre médisance lui a ravi. Tout ce que j'ai dit est si conforme à la raison et à l'équité naturelle, que des païens mêmes s'en édifieraient et en profiteraient : nous, éclairés des lumières de la foi ; nous, inspirés de l'esprit de charité qui s'est répandu dans l’Église, et qui doit régner dans nos cœurs ; nous, les disciples de Jésus-Christ, qui s'est déclaré le Maître et le Dieu de la charité, qui nous a laissé pour héritage la charité, qui en a fait son précepte et comme le précis de toute sa loi, serons-nous moins charitables que des Idolâtres, et moins équitables envers nos frères ?  Vous vous scandalisez tant quelquefois, mon cher auditeur, de voir le monde si corrompu ; et, malgré tout votre zèle, le monde ne se scandalise pas moins de vous voir si médisant. Vous vous scandalisez tant et si hautement qu'il n'y a plus parmi les hommes ni innocence ni piété, et l’on se plaint avec plus de sujet encore que dans vos paroles et vos entretiens vous n'épargniez ni la piété ni l'innocence.

Retranchez ce vice, et faites-en devant Dieu la résolution. Voilà de tous les propos que vous pouvez former et que vous devez exécuter, un des plus nécessaires. Car entre les dangers du salut, dit saint Grégoire, il n'y en a point de plus universel et de plus fréquent que la médisance : Hoc maxime vitio periclitatur genus humanum (S. Greg.). Heureux qui s'en préserve et qui le prévient, en gouvernant sa langue et ne lui permettant jamais de s'échapper ! heureux qui porte toujours la charité sur ses lèvres ! il conservera la grâce de son cœur, et il possédera la gloire dans l'éternité bienheureuse, que je vous souhaite, ...
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